Allez, accrochez-vous, on va faire un peu de philo. Ça va nous changer des sujets oiseux ou frivoles abordés au cours des semaines dernières. Les plus sourcilleux d’entre vous m’en ont fait le reproche. On n’est pas là pour s’amuser, monsieur le chroniqueur!
De la philo… Voilà des années que j’avais l’impression qu’il me manquait un concept. Frustré par des conversations qui ne menaient à rien, étonné par le manque de profondeur de certaines discussions, consterné par ces gens a priori intelligents qui croient pourtant à toutes les théories du complot, je n’arrivais pas à cerner ce qui n’allait pas.
Et puis, j’ai compris. Donnons un nom à ce problème: beaucoup de gens ne voient pas la densité du monde.
De quoi s’agit-il? Eh bien, c’est comme si la plupart des discussions et des réflexions étaient menées à partir d’une sorte de voile très fin et plein de lacunes qui enveloppe le monde sans jamais aller dans la profondeur des choses, dans leur densité.
J’ai eu la semaine dernière une discussion crispante avec un antivax qui n’arrêtait pas de proclamer «j’ai le droit de faire ceci, j’ai le droit de refuser cela…». Or cette expression n’a aucun sens si on ne tient pas compte de la densité des choses –en l’occurrence de la notion de «droit». En effet, dans la vie en société, il y a un contrat implicite –le fameux contrat social– qui précise la signification de l’expression «j’ai le droit». Pour bien comprendre cela, il faut lire Hobbes, Locke et Rousseau. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut accéder à un niveau utile de discussion. Sinon, on en reste à un bla-bla sans intérêt.
Rater la densité du monde, c’est aussi se contenter de citer des noms sans savoir ce qu’il y a derrière. On parle d’Ibn Roshd avec familiarité, parce qu’il est «des nôtres», sans savoir ce qu’il a vraiment dit. On réduit Nietzsche à une formule («Dieu est mort») sans chercher à comprendre ce qu’elle signifie. On résume Marx ou Freud par une phrase («la religion est l’opium du peuple» pour l’un, «l’enfant est un pervers polymorphe» pour l’autre) en faisant, en plus, un contresens sur ce qu’elles signifient. Quand on entend citer le nom d’Einstein, on murmure, l’air entendu, «ah oui, tout est relatif…», phrase vague qui ne signifie pas grand-chose et qu’on pourrait tout aussi bien assigner à Galilée –c’est d’ailleurs en introduisant la gravité/accélération dans l’analyse des repères galiléens qu’Einstein a obtenu sa fameuse équation de l’univers en 1915. L’œuvre immense de Darwin est compactée en un très approximatif «l’homme descend du singe». Tout cela est rageant parce que les susdits Ibn Roshd, Nietzsche, Marx, Darwin, Freud et Einstein ont en réalité dit des choses d’une profondeur inouïe et qui nous font vraiment pénétrer la densité du monde.
Vous me dites: «autour de moi, les gens ne passent pas leur temps à parler de Nietzsche ou d’Einstein». Certes. Mais même quand on parle de Macron, de Johnson ou de Joe Biden sans s’intéresser au cadre dans lequel ils évoluent, on fait la même erreur. Peut-on porter un jugement sur ce qu’ils font sans avoir ne serait-ce qu’une idée de la densité institutionnelle, politique, anthropologique, etc., de leurs pays respectifs? Il ne suffit pas de pouvoir citer leurs noms pour pouvoir parler d’eux: l’un est un monarque républicain dans une constitution voulue par De Gaulle, l’autre le chef du gouvernement dans un royaume sans constitution écrite, le troisième est le président d’une fédération d’Etats soucieux de leurs prérogatives et qui rechignent parfois à accepter ses décisions –voyez ce qui se passe en ce moment autour de la vaccination. De quoi «Macron» (ou «Johnson» ou «Biden») est le nom, c’est de cela, d’un contexte profondément dense, unique, différent des autres.
On ne peut pas vraiment discuter d’un sujet sans tenir compte de sa densité, on ne peut pas être un citoyen utile et responsable sans pénétrer la densité du monde. Il y a un effort quotidien et constant à faire pour y parvenir. Cet effort porte un nom: la culture générale.
On n’en a jamais eu autant besoin.