Italo Svevo, l'écrivain de Trieste, l’ami de James Joyce, n’a écrit que trois romans mais le troisième, La conscience de Zeno, est un véritable chef-d’œuvre. À lire ou à relire, maintenant que le confinement et le couvre-feu nous en donnent le temps et le loisir.
La pluie ne fait qu’une courte apparition dans La conscience de Zeno mais elle est décisive. J’y ai pensé lors du déluge qui s’est abattu sur notre pays il y a quelques semaines.
Ça se passe au chapitre 5. Guido a perdu beaucoup d’argent en Bourse. En fait, il est ruiné. Pour émouvoir sa famille (sa femme, sa mère, ses belles-sœurs…) et les pousser à lui venir en aide financièrement, il a l'idée saugrenue de simuler un suicide. Après avoir absorbé une dose de véronal, il s’étend sur le sofa et s’endort, comptant bien qu’on va quérir le médecin qui lui administrera un lavement et le sauvera d’affaire. La famille, émue, lui prêtera alors l’argent dont il a besoin.
Entretemps, la pluie s’est mise à tomber. Et ce n’est pas une ondée de printemps mais une forte pluie d’hiver, “orthogonale“ selon Svevo, qui a vite fait de noyer les rues de Trieste. La servante qu’on a envoyée prévenir le médecin a toutes les peines du monde à arriver jusqu'à lui. Le petit mot qu’on lui a confié et qui décrit les symptômes de l'empoisonnement tombe dans une flaque. Quand elle arrive chez le toubib, celui-ci regarde par la fenêtre les rues transformées en torrents– il n’a aucune envie de les braver– et hausse les épaules. Très bien, M. Guido a fait un petit malaise mais ce n’est sans doute pas grave, il est jeune, tout cela peut attendre demain. Le lendemain, hélas, Guido est mort.
Quand les rues de Casablanca sont devenues autant de rivières il y a quelques semaines, nous en avons subi les désagréments– personnellement, j’ai failli rater mon vol et je n'étais pas le seul, ce jour-là. Et c’est exactement ce que beaucoup ont expérimenté: des désagréments.
Mais combien de tragédies ont-elles eu lieu ce jour-là, à cause de la pluie? Nous n’en savons rien. Peut-être qu’un jour un Svevo local nous révélera qu’il y eut des médecins qui n’ont pu soigner leurs patients, des ambulances qui arrivèrent trop tard à l’hôpital, voire même des tragédies aussi bizarres que celle de Guido.
Tout cela pour dire que tout ce qui dérange le cours normal de la vie, l’ordre public et le bon fonctionnement des infrastructures ne doit pas être considéré comme étant seulement de l’ordre de la gêne momentanée ou du contretemps ennuyeux. Il se joue peut-être, quelque part, une tragédie. C’est cela qui devrait motiver ceux qui sont en charge de notre quotidien. N’oublions pas Guido.