Du temps que j’habitais à la Maison du Maroc, à Paris, j’avais un condisciple qui hantait avec constance les fêtes qui ponctuaient l'année universitaire à la Cité internationale. (Qu’es-tu devenu, Saïd B.?) Quelle que soit la Maison ou la Fondation où il se trouvait – il y en avait une centaine, du monde entier–, sa technique d’approche du beau sexe était la même. Il s'avançait vers la charmante Italienne ou Grecque ou Danoise qu’il avait repérée, faisait œil de velours, arborait un sourire ravageur à la Omar Sharif et feulait d’une voix rauque à dégeler la banquise:
– Do you speak English?
En général, la jeune étudiante répondait:
– Of course.
Saïd B. continuait de sourire et n’ajoutait mot –se demandant peut-être pourquoi on lui parlait d’œuf corse– parce qu’il faut bien révéler cette vérité embarrassante: do you speak English? représentait à peu près tout ce qu’il était capable d'énoncer dans la langue de Shakespeare.
Il continuait de sourire, mutique, jusqu'à ce que la donzelle, lasse d’attendre que le drôle élaborât, s’en aille –ou pire, qu’elle continue la conversation en anglais. Saïd hochait la tête, sans mot dire, sans mot comprendre, et si on dansait, il s’emparait d’autor’ de la bavarde et l’entraînait dans une gigue effrénée. En attendant mieux.
Le plus extraordinaire, et je puis en témoigner, était que Saïd B. s’était vraiment persuadé qu’il parlait anglais. Et c’est même à cette virtuosité linguistique tout à fait imaginaire qu’il attribuait ses conquêtes dans le gynécée international de la Cité du même nom.
Je pense parfois à mon valeureux condisciple quand on me dit que tel ou tel guide d’Essaouira ou bazariste de Marrakech “parle Anglais, Allemand, Suédois, Turc et Chinois” en plus du français, de l’arabe et du tamazight. Ouais… Plus sérieusement, j'affiche depuis quelques mois le même scepticisme quand on me dit que la plupart des étudiants marocains parlent “très bien“ l’anglais et que pour cette raison on devrait adopter la langue de Milton dans l’enseignement supérieur. Je ne doute pas qu’il y ait quelques individualités brillantes qui ont acquis un niveau exceptionnel in English. Mais le gros des étudiants? À force de visionner des vidéos sur YouTube, on peut apprendre des phrases toutes faites, certaines expressions récurrentes, etc. Mais est-ce cela, connaître une langue?
Personnellement, j’ai dû aller m’immerger trois ans en Angleterre, une année à Cambridge et deux à York, pour commencer à vraiment comprendre l’idiome de Sa Gracieuse Majesté –et encore: à Glasgow, avec l’accent baroque des Écossais, j’étais complètement perdu. Et quand je compulsais l'extraordinaire Ulysses de Joyce, je désespérais parfois en tombant sur des phrases du genre: Ineluctable modality of the visible: at least that if no more, thought through my eyes. Signatures of all things I am here to read, seapawn and searack, the nearing tide, that rusty boot. Snotgreen, bluesilver, rust: colored signs. Limits of the diaphane. But he adds: in bodies. Then he was aware of them, sure.
Avant de lâcher le français pour l’anglais dans l’enseignement supérieur, il faut réfléchir sérieusement à cela. Le français est une langue difficile mais nous vivons avec depuis un siècle; nous avons réussi à l’apprivoiser; nous disposons d’un corpus de littérature, depuis Sefroui et Chraïbi jusqu’à Machin aujourd’hui, ainsi que de nombreux textes en sciences sociales: tout cela fait partie de nous, de notre passé, de notre mémoire. L’anglais est une langue également difficile mais qui dissimule ses difficultés, elle. Faut-il lâcher la proie pour l’ombre?
Une chose est de draguer avec comme viatique trois phrases banales dans un anglais de contrebande, une autre est de comprendre les subtilités d’un texte de Judith Butler ou le compte-rendu d’une expérience de biologie moléculaire ou de physique quantique. Quand il arrivait à Saïd B. de lâcher ses anglophones effarouchées pour travailler à ses études, il le faisait dans la langue de Voltaire –œuf corse.