Dyslexique? Ça ne vous suffisait pas d'être Marocain?

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ChroniqueVu notre situation linguistique, il n’est pas simple de certifier que quelqu’un est dyslexique.

Le 12/12/2018 à 11h02

Pour des raisons qui le regardent, l’artiste de variétés Sammy Davis Junior s'était converti au judaïsme. Un jour qu’il sortait d’une synagogue, un gus qui passait par là ouvrit grand la bouche et lui demanda, stupéfait:

– Ça ne vous suffisait pas d'être Noir?

Il faut dire que c'était dans les années 60, aux États-Unis, et que la discrimination raciale battait son plein…

J’ai repensé à cette anecdote samedi dernier. Je me trouvais au colloque annuel du Dutch-Moroccan Youth Forum, une association qui rassemble des Néerlandais d’origine marocaine qui ont en commun d’avoir fait de bonnes études et d’avoir beaucoup d’ambition pour leur vie professionnelle.

A un certain moment, je me suis retrouvé à bavarder avec un jeune homme– on l’appelle comment? Rachid? OK– qui m’a raconté une drôle d’histoire. Rachid est intelligent, bosseur, charmant– mais il se trouve être dyslexique. Il n’y peut rien: il est né comme ça. Quand il voit un mot– disons le mot ‘bateau’– il voit en même temps le mot ‘tabeau’– qui ne signifie rien. Il doit donc se concentrer pour replacer chaque mot dans son contexte et décider, en l’occurrence, qu’il s’agit bien ici d’un bateau. Et il passe à la suite. Son intelligence ne lui sert pas à grand-chose dans la lecture: là où il a besoin d’une heure pour lire un texte, un autre le fait en dix minutes, les doigts dans le nez.

Le problème se posa avec acuité quand Rachid commença ses études universitaires. Au début, il ne semblait y avoir aucun problème: il suffisait d’apporter un certificat médical attestant de sa condition pour pouvoir disposer de plus de temps que ses condisciples pour passer les examens écrits. Mais voilà le hic: quand il alla voir le médecin du travail pour obtenir son certificat, le toubib se gratta la tête, très embêté: il ne pouvait faire passer le test de dyslexie qu'à des gens de langue maternelle néerlandaise. Or Rachid est né au Maroc: on considère donc que sa langue maternelle est l’arabe.

– J’ai essayé d’obtenir ce certificat au Maroc, pendant les vacances, continue Rachid, mais les quelques médecins qu’on trouve du côté de Nador m’ont dit honnêtement qu’ils n'étaient pas qualifiés pour délivrer un tel certificat. A la fin, j’ai demandé à l’un d’eux de me faire lire un texte en arabe: il n’aurait qu'à attester que c’est un calvaire pour moi. L’homme en blanc éclata de rire.

– Si on ne se base que sur les difficultés de lecture, alors la plupart des gens que je connais sont dyslexiques. Moi aussi, d’ailleurs. Moi tout entier, tel que tu me vois, tu crois que je peux lire Al-Mutanabbi sans trébucher?

Rachid sirota un peu de son jus d’orange.

– Je suis revenu aux Pays-Bas et j’ai expliqué à l’administration que vu la situation linguistique compliquée que connaît le Maroc, il n'était pas simple de certifier que quelqu’un est dyslexique. L'administration a compati– mais le règlement, c’est le règlement! (Ils sont un peu Allemands sur ce point, nos amis bataves.) Et voila comment j’ai eu mon diplôme avec tout juste la moyenne alors qu’en cours, à l’oral, j'étais bien meilleur que tous les autres… J’aurais pu être le major de ma promotion!

Le jeune homme se remit à siroter son jus d’orange, pensif, pendant que j’imaginais un intrus vaguement raciste entrant dans cette belle salle des fêtes pour asséner à Rachid:

– Aussi, c’est de votre faute! Vous cumulez les handicaps. Dyslexique? Ça ne vous suffisait pas d'être Marocain?

Par Fouad Laroui
Le 12/12/2018 à 11h02