Je ne me souviens plus de son nom, sinon qu’il commençait par un T (c'était celui d’une grande famille, genre Tber, Temsamani, Tajmouti…). Quant à son prénom… eh bien, toutes mes excuses, je ne m’en souviens pas non plus, mais il sonnait agréablement à l’oreille et il correspondait parfaitement à son visage et à sa personnalité. Tu imagineras, lectrice, lecteur, le prénom de ton choix– mais qu’il puisse être celui d’un ange.
C'était l'année du bac, au lycée Lyautey. Elle –allez, appelons-la Malak– elle était la meilleure d’entre nous, dans les matières scientifiques comme dans les matières littéraires, sans d’ailleurs faire d’effort. Ce qui ne gâtait rien, c’est qu’elle était aussi très jolie, avec des cheveux aux reflets blonds, ce qui est tout de même rare dans nos contrées, une peau tachée d’éphélides pas du tout disgracieuses, une voix… Mais bon, je m’arrête, si après ça le lecteur n’a pas compris que toute la classe de terminale C était amoureuse d’elle, c’est à désespérer des tropes et de la rhétorique.
Mais voici le plus étrange: alors que tous ses condisciples ne cessaient d'évoquer leur avenir –Polytechnique ou les Ponts, médecine ou pharmacie–, Malak, elle, n’en parlait jamais. Parfois, un sourire mélancolique répondait à une question trop précise.
Nous en eûmes l’explication un jour, par une amie trop bavarde. Si Malak ne disait rien de son avenir, c’est qu’il était tout tracé et qu’il ne ressemblait pas au nôtre. A la fin de la première, à seize ans, elle avait été fiancée à son cousin paternel, un jeune entrepreneur riche et jouissant d’un entregent exceptionnel –parfait pour les contrats. Le mariage devait avoir lieu juste après les dix-huit ans de Malak. Ensuite elle devait se consacrer à son mari, lui faire de beaux enfants, une maison accueillante et une vie confortable. Pas question de faire des études supérieures pour l’excellente élève. Elle n’avait obtenu qu’une seule chose: qu’elle pût aller jusqu’au bac. Elle obtint la mention très bien. Puis elle disparut de la circulation.
A l’époque, cette histoire m’avait attristé. Je ne sais pourquoi, elle m’avait fait penser à la chèvre de monsieur Seguin. Le bac, c'était la résistance acharnée et sans espoir, jusqu'à l’aube. Puis elle s'était laissé manger.
Les années ont passé et j’avais oublié jusqu’au nom de Malak, comme je l’ai dit plus haut. Et puis, cette semaine, en lisant un excellent article sur l’endogamie de mon ami Omar Saghi, je me suis souvenu de la triste histoire de notre condisciple. En fait, c’est de ça, l’endogamie, qu’elle fut victime. Promise à son cousin paternel, comme tant de jeunes filles autrefois, elle était le symbole de l’ancien monde, où le groupe passait avant l’individu. Omar explique très bien que c’est le déclin de l’endogamie (on est passé de 40% à 7% en quelques générations) qui est le marqueur le plus clair du progrès, de l'émancipation des femmes, de la démocratisation du pays.
Trop tard pour la si douée Malak. J’espère au moins que ses filles, si elle en a eu, ont pu poursuivre leurs études supérieures au lieu d'être quasiment forcées d'épouser leur cousin et de rester à la maison. Si jamais le hasard m’en fait rencontrer une, je lui dirai: ta mère aurait pu être la première polytechnicienne marocaine. Hélas, elle n’eut que le tort d’être née trop tôt…