Vous vous promenez à Marrakech, dans la douce moiteur vespérale, l’humeur poétique, murmurant quelques phrases du genre «le couchant darde ses rayons suprêmes/ Et le vent berce les nénuphars blêmes…», quand soudain un grand escogriffe s’approche de vous et vous murmure à l’oreille: «Tu veux acheter la Koutoubia, moun’ami? Trente mille dirhams et elle est à toi. Voici le titre de propriété. Aboule le fric.»
Que faites-vous?
Soit vous sautez sur l’occasion, rêvant déjà de la plus-value («je revends l’auguste tour à un Suisse fortuné ou à un cheikh certifié»), vous allez à la banque la plus proche et vous concluez la transaction; soit vous envoyez l’escogriffe sur les roses, pour ne pas dire les nénuphars, en clamant «Vade retro! L’aigrefin qui me délestera de mes picaillons n’est pas encore né!»
Vous connaissant comme je vous connais, lecteurs intelligents parce qu’inconditionnels du 360, vous optez en masse pour la seconde réaction. «La peste soit du fripon, on ne m’escroque pas, pour qui me prend-on, etc.»
Eh bien, vous avez tort. Grandement tort.
Si l’occasion se présente, achetez la Koutoubia les yeux fermés. Même si c’est un filou pélagreux surnommé H’mida qui vous propose l’affaire.
Là, ami lecteur, amie lectrice, vous renâclez, vous rechignez, en dépit de la cordialité de nos rapports hebdomadaires. Vous m’apostrophez comme si j’étais pivot:
– Tu exagères, tu dis n’importe quoi! J’en ferais quoi, de la Koutoubia? Et si tous les Suisses que je rencontre sont fauchés et les cheikhs sans provision? Je la revendrais à qui? Et d’abord, c’est quoi, ce titre de propriété griffonné au stylo? Qui peut y croire?
Holà, on se calme.
Votre indignation me fait plaisir. Parce que c’est exactement là où je voulais que nous nous rencontrassions.
J’ai commencé ce billet suite à une question à moi hier posée par un ami d’enfance, nommons-le Abdelmoula: «C’est quoi les NFT, Fouad? Tu peux m’expliquer, toi qui as fait de l’économie? Ça vaut le coup d’investir là-dedans?»
Ma réponse est simple: les NFT ou “jetons non-fongibles“, c’est comme si H’mida te filait, contre argent sonnant et trébuchant, le titre de propriété de la Koutoubia griffonné au stylo bic au dos d’un ticket de parking –sauf qu’on t’impressionne avec des expressions incompréhensibles comme “blockchain“, “preuve d’enjeu“, “consensus distribué“.
L’entrepreneur Sina Estavi a acheté en Mars 2021 le NFT du premier tweet envoyé par Jack Dorsey, le patron de Twitter. Il a payé 2,9 millions de dollars pour “posséder“ ce tweet historique. Il a essayé de le revendre la semaine dernière. Les enchères ont péniblement atteint 6800 dollars. Le benêt a perdu 99,7% de son investissement.
– Mais alors (me dis-tu, cher Abdelmoula) pourquoi existent-ils, ces NFT, si c’est du grand n’importe quoi?
Eh bien, c’est exactement comme l’achat et la vente de la Koutoubia. Si tu peux refiler ton titre de propriété à quelqu’un –un idiot ou un spéculateur sans scrupules– l’escroquerie continuera. Et elle peut continuer longtemps, vu le grand nombre des deux types d’individus.
Si tu tiens à acheter des NFT, la question que tu dois te poser, Abdelmoula, est donc celle-ci: suis-je un idiot ou un spéculateur sans scrupules?
Tu pourras ensuite te poser une autre question: qu’est notre monde devenu si nous n’avons plus que le choix d’être l’un ou l’autre?