Ignorons les provocateurs!

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ChroniquePourquoi ne traitons-nous pas ces provocateurs d’aujourd’hui comme les J’didis traitaient Abdelmoula il y a trente ans?

Le 26/07/2018 à 16h25

Nous avons tous connu, dans notre jeunesse, l’idiot du village. (Le mot est à prendre ici dans son sens étymologique, «idios» signifiant «particulier», «à part» en grec ancien.) Parfois, il y en avait toute une flopée: la femme qui marmonnait, perdue dans un rêve intérieur, en arpentant les ruelles; le gardien de cimetière dont on pouvait déclencher la fureur, dans une conversation anodine, en disant tel ou tel mot… (Je connaissais une famille, à Casablanca, dont la servante tombait en léthargie si on prononçait le mot «miel» devant elle -c’est au Maroc que le docteur Freud aurait dû exercer.)

A El Jadida, dans mon enfance, il y avait un gaillard du nom d'Abdelmoula qui exerçait la noble profession de «calligraphieur de banderoles». Par exemple, si le Conseil municipal avait décidé d’installer des banderoles célébrant la Fête du Trône sur l’avenue qui bordait la plage, eh bien c'était à Abdelmoula, c'était à lui que les édiles s’adressaient. Or ce Abdelmoula avait une particularité intéressante: il se fichait complètement du monde environnant. Il s’habillait comme l’as de pique, parlait tout seul à voix haute, buvait au goulot d’une bouteille de Coca en plein ramadan -et personne ne lui faisait la moindre remarque.

Parfois Abdelmoula s’énervait et il se mettait à courir les rues du quartier de Bouchrit en hurlant ‘ya rabb, tayyar l-‘rab! (O Dieu, anéantis les Arabes!), ce qui était pour le moins étrange car tout le monde, à El Jadida, était arabe ou se considérait comme tel, à commencer par Abdelmoula lui-même.

Mais le plus intéressant était ailleurs: c'était la réaction des J’didis. En fait, ils ne réagissaient tout simplement pas. A la limite, devant la énième provocation d'Abdelmoula, on esquissait un haussement d'épaule puis on passait son chemin. C'était le cas de la plupart des idiots du village. A Azemmour, il y en avait un qui donnait des cours de philosophie aux oiseaux. La population le nourrissait sans lui en tenir rigueur. Un jour, ado en vacances dans la maison de mes aïeux, je tendis l’oreille en passant devant le bonhomme: c'était vraiment des cours, bien argumentés. La gent ailée n’en perdait miette. (Aujourd’hui, au moment même où j'écris ces lignes, je me rends compte que cela correspondait à une époque où l’enseignement de la philo avait été supprimé. Y avait-il un lien de cause à effet? Affaire à creuser…)

Bref, et c’est là où je voulais en venir, les idiots du village de notre enfance n’avaient aucun impact sur nous. On faisait comme s’ils n'étaient pas là. Ils poursuivaient leurs divagations et nous notre vie. Et c’est ainsi que les moutons étaient bien gardés.

Aujourd’hui, malheureusement, l’idiot du village a un smartphone, un compte Yahoo, il est sur Instagram et sur tout ce qui peut amplifier sa folie. C’est ainsi qu’on voit régulièrement des gamins ou des gamines «enflammer la Toile» par leurs provocations: ils postent un clip de quelques minutes sur eux se dandinant nus dans les dunes, épousant un âne ou insultant nos valeurs sacrées, comme on dit. Et pendant des jours on ne parle que de ça, le Parlement se saisit de l’affaire, les Cassandre annoncent l'effondrement des mœurs et la fin de notre civilisation…

Pendant ce temps, je pense à Abdelmoula. S’il y avait eu internet et les smartphones à l’époque, il aurait été célèbre jusqu’en Laponie et aurait provoqué la chute d’un ou deux ministres à Rabat. Mais rien de tout cela n’eut jamais lieu. N’est-ce pas une leçon pour nous? Pourquoi ne traitons-nous pas ces gamines provocatrices d’aujourd’hui comme les J’didis traitaient Abdelmoula il y a trente ans: par un silence assourdissant?

En fin de compte, quelle est la différence essentielle entre l'époque d'Abdelmoula et la nôtre? La technique. D'où la question: est-ce nous qui inventons la technique ou est-ce elle qui nous invente?

Par Fouad Laroui
Le 26/07/2018 à 16h25