Azemmour s’étend sans cesse dans toutes les directions –sauf dans celle du fleuve, pour des raisons évidentes. (Encore qu’il ne faut jurer de rien: des promoteurs rapaces aidés par des fonctionnaires véreux pourraient finir par construire carrément sur l’Oum er-Rbia…)
Les quartiers neufs sont laids à faire fuir les chats. Mais bon, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Dans mon enfance, le mâalem Bouchaïb, analphabète et inculte, vêtu d’un tablier bleu, le crayon sur l’oreille, y construisait des cubes avec des trous carrés. Son fils Anas ou Aymane a fait archi’ et spike inglish– mais quand il s’agit de ce genre de quartiers, il y construit des cubes avec des trous carrés. Comme son père.
Dans ce désastre, il nous restait une consolation: la vieille ville, entourée de ses solides remparts. Un passé historique millénaire survivait sous forme d’édifices historiques et de jolies maisons que les samsars nomment riads pour appâter le roumi. Beaucoup de ces maisons ont été effectivement achetées par des étrangers qui les ont restaurées avec goût et en respectant leur agencement d’origine. Certains enfants du pays ont fait de même: Éric B., Rachid A., Nabil B., Noureddine E…– on dirait un jeu de piste, hein? Si vous devinez les noms, vous gagnez un plat de saykok zemmouri offert par Le360.
Mais… (Vous vous doutiez bien qu’un “mais“ gros comme une maison, c’est le cas de le dire, allait déboucher au coin d’un paragraphe.)
Mais… J’y étais dimanche dernier, moi, dans la médina d’Azemmour. Oh le crime, ô camarades! Je m'en allais, les poings serrés de rage, enfoncés dans mes poches, je marchais sous un ciel de canicule, bas et lourd, et aucune muse ne m’accompagnait dont j’eusse pu être le féal… Horror, horror! aurait couiné Kurtz si du lointain Congo il était venu chez nous.
Figurez-vous que des brutes épaisses ont imaginé de construire dans cette cité millénaire les fameuses maisons du mâalem Bouchaïb, les fameux cubes avec des trous carrés –et en béton, ô mes aïeux! là où il n’y a eu que de la pierre depuis Mathusalem– et pire: avec deux portes, comme dans les bars montants de Pigalle, pour que le client puisse discrètement faire affaire là-haut. Qui va là? Qui construit là? Des souteneurs? Des mères maquerelles?
À côté de moi cheminait, ténébreux, inconsolé, Fayçal, fils du pays, prince des barghouata au borj aboli, sa seule étoile morte, sa ville natale abîmée… Consterné, mélancolique, il traînait la jambe, soupirant avec force gestes:
– T’as vu, t’as vu ça, et ça, là-bas?
En face de la fontaine construite il y a mille ans par Youssef Ben Tachfine, d’antiques demeures datant des Mérinides sont soit-disant “restaurées“ par la méthode “réacteur de Tchernobyl“: en les noyant dans un cube de béton mâalembouchaïbique. Et on n’oublie pas, s’il vous plaît, les trous carrés nommés “fenêtres“.
Pendant que Fayçal gémissait, que des chats miaulaient, lugubres, et qu’un chien hurlait à la mort, je me posais, moi, une seule question:
– N’y a-t-il pas des lois concernant l’urbanisme, dans ce pays?
Le soir, dans un café du bord du fleuve, l’archéologue du coin, plein de tristesse, lâcha pour moi le fin mot de l’affaire:
– Des lois, il y en a. Ce qui manque, ce sont les preux incorruptibles qui les feraient appliquer.