C’est un beau restaurant de Marrakech, où rôde encore l’esprit de la regrettée Elsa qui en fut jadis la patronne. Il y règne une atmosphère paisible, la cuisine est bonne, le décor agréable à l’œil. Après une dure journée de labeur, quoi de plus reposant que d’aller s’y asseoir, j’allais dire: s’y allonger, tant les banquettes sont confortables.
Un garçon attentionné apporte le menu. Va pour la “souris d’agneau“ (bizarre, cette appellation– je préfère le néerlandais lamsschenkel ou l’anglais lamb shank (pardonnez ma cuistrerie)). Je complète ma commande par une eau pétillante bien de chez nous– faisons fonctionner l'économie locale, que diable! C’est aussi désaltérant que du San Pellegrino.
Je n’ai pas à attendre longtemps. La nourriture arrive et les bulles aussi. Qu’est-ce qu’on est bien ici…
J’ai parlé trop vite.
Je n’avais pas remarqué les trois touristes qui s'étaient installés à la table adjacente. Il y a là deux hommes qui parlent français et une espèce de longue liane blonde qui ne dit mot et pourrait aussi bien être Normande qu’enfant de la belle Ukraine.
Au moment où je m'apprête à attaquer mon plat, l’esprit en paix et l'âme joyeuse, les deux hommes, d’un bel ensemble, allument chacun une cigarette.
Malédiction! Ma première bouchée a un goût amer et nauséabond. Les efforts du chef sont réduits à néant. Il aurait pu tout aussi bien remplacer la sauce par du jus de nicotine et le cumin par du goudron. Si au moins ces deux butors se roulaient des cibiches avec de l’Amsterdammer à l’odeur sucrée! Mais non: c’est du tabac bien puant, aux effluves d’égout, de l’écœurant, du pestilentiel.
Et ils s’en délectent, les bougres!
Ils s’en délectent d’autant plus, ces grossiers personnages, qu’ils ne peuvent plus pétuner chez eux en Europe dans un lieu public– ils ne peuvent plus enfumer le citoyen européen.
Alors ils viennent ici enfumer le bougnoule.
J’hésite. Dois-je faire un esclandre? Ce serait gâcher cette soirée où j’avais rendez-vous avec moi-même pour faire le point sur une semaine ébouriffante. Et qu’aurais-je pu leur dire? Qu’il est tout aussi illégal de fumer dans un restaurant de Marrakech que dans un bistrot parisien ou une trattoria romaine? Ce n’est pas tout à fait exact, hélas. La loi a été votée, semble-t-il, mais le décret d’application n’a jamais vu le jour. Pourquoi? Mystère.
Quelqu’un pourrait-il éclairer ma lanterne sur ce point?
Qu’en pense le ministre de la Santé publique? Les Marocains n’ont-ils pas le droit de jouir d’un air pur et sain dans les restaurants?
Qu’en pensent les syndicats? Les travailleurs de la restauration ne méritent-ils pas que la loi protègent leurs poumons? Le tabac n’est-il pas aussi nocif que l’amiante?
Qu’en pensent les partis politiques? Une loi votée mais jamais appliquée, n’est-ce pas une gifle flanquée (par qui?) au législateur?
En tout cas, notre incurie permet à ces goujats d’Europe et d’ailleurs de venir nous enfumer chez nous.
Pourquoi acceptons-nous cela?
Sommes-nous des hommes ou des souris (d’agneau)?