C’est une collègue blonde comme les blés, aux yeux bleus, qui me dit, comme si c’était la chose la plus normale du monde: «Tiens, je vais à Dakhla, ce week-end…» Cela se passe à côté de la machine à café, endroit stratégique s’il en fut, où les conversations et les amitiés se nouent et se dénouent. La collègue (on est à la faculté des sciences humaines de l’université d’Amsterdam) continue :
«Dakhla, c’est chez toi, non? C’est la première fois que je vais au Maroc.»
Un léger vertige me prend. Quel chemin parcouru en une génération! Quand j’étais au lycée, à Casablanca (comme c’est loin, tout ça…), Dakhla était un petit poste assoupi du nom de Villa Cisneros où s’étiolait une garnison espagnole qui attendait mollement l’ennemi. Le temps y passait lentement, ou pas du tout, et aucun touriste n’y venait jamais, sinon quelque illuminé à la recherche de lui-même ou un pèlerin qui avait de sérieux problèmes avec sa boussole. On n’y trouvait aucun hôtel digne de ce nom. Un boui-boui infâme s’ornait du nom immérité de restaurant. Le port ? On aurait pu dire, avec le poète, «pas un bateau ne bouge, pas un pêcheur dans l’eau…»
Et voilà qu’une génération plus tard une Néerlandaise m’annonce sans trop réaliser ce que cela a d’extraordinaire que pour son premier voyage au Maroc, c’est par Dakhla qu’elle va commencer, pas par Marrakech, Fès ou Rabat… Elle avale une gorgée de son café et me fait l’article, les yeux rêveurs: «Ah, la mer et le désert, quelle belle combinaison… Et il paraît qu’il y a des kilomètres de plages vierges… Et puis, je veux faire de la planche à voile et du kitesurfing… J’ai lu dans une revue que l’eau y reste toute l’année à une température très douce. C’est vrai? (J’acquiesce.) On m’a dit qu’il y avait plusieurs écoles de sports nautiques, on n’a que l’embarras du choix… Tiens, je vais peut-être essayer la pêche, mon père était un pêcheur passionné…»
La collègue continue de babiller et de siroter son café pendant que je pense à la vitesse à laquelle les choses changent parfois. Le cuistre qui sommeille en moi a envie de lui parler de l’Histoire du Maroc, de la double colonisation française et espagnole (celle-ci bénie par une bulle papale…), de lui asséner des noms (Latécoère, Mermoz, Saint-Exupéry…), de l’étourdir de dates (1502, 1956, 1975, 1979…), et puis je renonce. À quoi bon? L’important, c’est le présent. Des touristes commencent leur tour du Maroc par Dakhla… Si on m’avait dit ça, l’année de mon bac, j’aurais haussé les épaules. Et puis le temps a passé et ce qui semblait être alors de la science-fiction est devenu réalité. Le wali de la région est d’ailleurs un de mes camarades de promotion de l’École des Ponts et Chaussées (promo ’82)… Il y a de quoi s’émerveiller mais l’aurait-elle compris ? Je me suis contenté de lui dire en souriant:
- Et bien, bon voyage. Je suis sûr que tu passeras une belle semaine à Dakhla, au Maroc…