Nous sommes le 1er Juillet, le premier jour de ce qu’on appelait autrefois “les grandes vacances d’été“. Les grandes vacances! Voilà qui me rappelle des souvenirs…
Quand j’étais petit, nous étions liés d’amitié, mes frères et sœurs et moi, avec une famille de Marrakech, les Dadouchi. Il faut savoir qu’à l’époque beaucoup de familles marrakchies débarquaient à El Jadida en été avec armes et bagages –c'est-à-dire avec dadda cuisinière, petites bonnes, pelles et râteaux, aïeuls farouches, jarre d’huile d’olive et pikalates– ce mot, que je n’ai jamais réussi à trouver dans un dictionnaire, désignait le pluriel de “bicyclette“. (Le jour où la darija sera codifiée, j'espère qu’on n’oubliera pas le mot pikala.)
Les Marrakchis et les autochtones se retrouvaient sur la plage où il était possible, à l’époque, de louer des cabines au mois. (Ce n’est plus le cas aujourd’hui à cause de la bigoterie niaise qui s’est emparée du pays depuis l’ayatollah –qui sait ce qui se passe dans ces cabines?) Et tout le monde, filles et garçons mélangés, fraternisait dans les baignades, le football ou le volleyball, les parties de cartes (rami et ronda) et la consommation excessive de beignets au sucre et de thé à la menthe.
Nous nous étions donc liés avec cette famille d’autant plus qu’il existait une bijection parfaite entre eux et nous: à chaque élément de l’ensemble D d’âge x correspondait un élément de l’ensemble L du même âge– et vice versa. La Providence est géomètre.
Ils venaient parfois chez nous, rue 630. Nous avions un tourne-disque, un Teppaz ou un Philips, je ne sais plus. Alors nous passions des heures à écouter de la musique ensemble.
Mais voilà le hic: nous n’avions pas les mêmes goûts musicaux. Nous étions scolarisés à la Mission française –nos idoles s’appelaient donc Sheila, Dick Rivers, Jauni et Sylvie, Adamo, Hugues Aufrey (vous vous souvenez?). Eux étaient à l’école publique et ne juraient que par Abdelhalim, Oum Kalthoum ou l’énigmatique Ismahan.
Alors un modus vivendi s’était établi entre nous. Nous mettions à tour de rôle nos disques sur la platine. Stoïques, les D. subissaient Sheila ou Adamo, qui mettaient nos petits cœurs en joie; puis c’était leur tour: ils vibraient au rythme de amal hayati auquel nous ne comprenions goutte; et nous les regardions, stupéfaits, comme s’ils étaient des extra-terrestres.
Je me souviens d’une larme qui s’était mise à couler sur la joue d’un des Marrakchis alors qu’il écoutait, les yeux fermés, une chanson de Abdelhalim. Ça m’avait tellement ébahi que les mots s’étaient gravés dans ma tête: nar, ya habibi, nar… Aucune idée de ce qu’ils signifiaient mais pendant des jours, quand j’étais seul, je murmurais nar, ya habibi, nar devant un miroir en guettant l’apparition de la larme– qui jamais ne vint.
Et puis les années ont passé.
Et aujourd’hui, je me dis que nous avions raté, à l’époque, une belle occasion. Il nous aurait fallu nous ouvrir aux trésors que nous apportaient les D. sous forme de 45-tours. Et eux auraient dû s’intéresser, je ne dis pas à Sheila mais au moins aux trois mousquetaires (qui étaient quatre, bien sûr): Brel-Brassens-Ferrat-Ferré. Mais hélas nos parents, des deux côtés, ne prêtaient pas attention à ce ravin culturel qui s’ouvrait entre des enfants que rien n’aurait dû séparer.
J'espère que les parents d’aujourd’hui, à El Jadida ou ailleurs, font bien attention à éveiller le goût et la curiosité de leurs enfants tous azimuts, sans exclusive. Le Beau ne connaît pas de frontières. En d’autres termes, oublions le ou exclusif et réclamons, sur l’air des lampions, la Callas et Oum Kalthoum!
PS: Le directeur de la publication, linguiste d’élite, me fait remarquer que “pikala“ est sans doute la déformation populaire du mot français “bécane“. Dont acte. Reste à savoir si cette déformation n’a existé que dans les Doukkala ou si elle était commune à tous les Marocains. Si nos lecteurs pouvaient nous éclairer sur ce point crucial pour l'étude diachronique de la darija…