Quand j’étais petit (comme c’est loin, tout ça…), l’avant-centre du DHJ s’appelait Ouazir.
Pour ceux qui se demandent ce que peut bien être le DHJ –allez, dénoncez-vous– je réponds avec une certaine commisération –dites-donc, il y a des lacunes dans vot’ culture– que c’est le glorieux club de foot de ma bonne ville d’El Jadida. Des mauvaises langues prétendent que DHJ signifie “Douar Haj Jilali“ mais ne les écoutez pas: ce sigle ramasse les trois premières lettres de l’expression “Difaa Hassani Jadidi“, expression énigmatique qui ne peut se traduire qu'après un effort intellectuel dont je suis bien incapable présentement, vu que l’aube pointe et que je n’ai pas encore eu le temps de boire mon café matutinal.
Revenons à l’avant-centre. Il s’appelait donc Ouazir, c'était un jeune homme sympathique, un peu enveloppé, un peu pataud, mais il marquait des buts et, après tout, c’est ce qu’on demande à un attaquant. Tout le monde l’aimait bien, Ouazir. Jusqu’au jour où…
A peu près à la même époque, une firme espagnole imagina de vendre des chewing-gum à la population des Doukkala. Mais comment concurrencer les marques américaines, genre Hollywood ou Chicklet’s, qui tenaient la province comme Don Corleone tenait le Bronx? Les Espagnols eurent une idée géniale: chaque paquet de gomme ibérique contiendrait la photo d’un footeux local. On pouvait acheter chez l’épicier un “album“ et coller dessus les photos. Au bout de x paquets de chouinegoume, on avait toute l'équipe du DHJ et on pouvait s’exorbiter dessus. Hourrah!
Mais il y eut un hic: les Espagnols firent une faute d’impression. Sur la petite vignette où l’on reconnaissait la tronche de notre avant-centre –pas de doute, c'était lui– s’étalait le nom Ouazar.
Ce fut la consternation à El Jadida. Dans notre quartier, Bouchrit, mouflets et ados se jetaient des regards inquiets en regardant la vignette. Ainsi l’homme s’appelait Ouazar et non Ouazir! Mais pourquoi nous avait-il menti pendant toutes ces années? Qu’avait-il à cacher? Un carambouillage, une enfance au pénitencier ou à l'île du Diable, un meurtre peut-être? La ville bruissait de rumeurs. Le dimanche qui suivit, le DHJ écrasa le TAS de Casablanca 3-0 mais le public resta de marbre. Pas une seule fois il n’applaudit sa vedette.
Cet avant-centre était un imposteur.
Savait-on seulement quel était son vrai nom?
Savait-on qui il était?
J’avais dix ans à l’époque. J’observais avec stupéfaction les événements. Pour moi, il était évident que cette ténébreuse affaire se ramenait à une faute d’impression. Mais comment convaincre mes petits camarades de Bouchrit? Je ne parlais même pas leur langue. Un jour, au cinéma Marhaba, je vis Ouazir et Krimou (une autre gloire du DHJ) faire la queue pour On m’appelle Trinita. Mes amis Moha et Tijani firent la fête à Krimou;
mais Ouazir/Ouazar,
il ne le gratifièrent même pas d’un regard
comme aurait pu l’écrire un poète.
Ce ne fut que quelques années plus tard –j’avais entretemps lu quelques livres– que je compris ce qui s'était passé. Il y avait eu là un étrange mélange de respect de la chose écrite (ce qui est écrit est vrai, point) et de déférence devant l'étranger (les Espagnols, et plus généralement les Européens, ne se trompent jamais). Nous étions encore un peu colonisés dans nos têtes, à vrai dire; et abrutis par la hiba du hiéroglyphe.
Où en sommes-nous aujourd’hui? Croyons-nous encore inconditionnellement ce qui est écrit, bila kayf (sans demander comment)? Et ce que dit l’Européen est-il considéré automatiquement comme plus vrai que ce que dit le type un peu bronzé qui nous ressemble, notre semblable, notre frère?
Allez, je vais prendre mon café. Et quand je reviendrai, je lirai avec intérêt vos réponses.