C’était dans les années quatre-vingt du siècle dernier. Un jour que j’étais allé rendre visite à un ami à Rabat, je fis la rencontre d’un bien singulier personnage. Je m'étais perdu dans ce quartier que je ne connaissais pas– et il n’y avait ni portables, ni smartphones ni Google maps, à l'époque– si bien que je dus demander mon chemin. Il n’y avait pas grand monde, dans les rues bordées de villas paisibles, en ce début d'après-midi. J’avisai un frêle adolescent qui semblait se promener à petits pas, un calepin à la main, un stylo dans la bouche. (Oui, c’est bizarre, mais qu’est-ce que vous voulez, je n’ai pas inventé le monde et ses bizarreries, je me contente de les noter.)
Il devait avoir mon âge. Lorsqu’il fut à quelques pas, je lui demandai fort civilement s’il savait où se trouvait la rue Farabi. Il ôta le stylo de sa bouche et me répondit tout aussi civilement qu’elle se trouvait “par là-bas“ (geste). Je le remerciai puis, intrigué, lui demandai s’il faisait profession de relever les compteurs d’électricité, ou quelque chose du même acabit?
– Pourquoi? me demanda-t-il. J’ai une tête d'employé de la régie dial tricinti?
– Non, mais le stylo, le petit carnet?
– Oh ça? C’est juste pour noter les noms des rues du quartier. J’ai remarqué que c'était tous des noms de grands penseurs– regarde: Ibn Sina, Ibn Roshd, Farabi, Ibn Hazm…
– Et alors?
– Alors, j’en fais une liste. Et je vais commencer à me renseigner sur eux, à essayer de trouver leurs livres, à les étudier.
Je me tus un instant, épaté, puis lui dit en riant:
– Si ma grand-mère était ici, elle te bénirait. “Va, mon enfant, Dieu veille sur toi.”
Cette saynète s’est déroulée il y a quelques décennies déjà– mon Dieu, comme le temps passe…– mais je n’ai jamais oublié le jeune homme qui suçotait un stylo en cherchant la science dans les rues de Rabat. Qu’est-il devenu? Espérons qu’il a fait de bonnes études et qu’il est maintenant un professeur respecté ou un haut-fonctionnaire ou, qui sait? le wali d’une grande ville.
Au cours des dernières années, j’ai pensé de plus en plus souvent au frêle jeune homme de Rabat. Aujourd’hui, le savoir est la chose du monde la plus facile à acquérir– tout est là, à quelques clics, il suffit d’avoir un ordinateur et une connexion internet. On peut en quelques secondes télécharger non seulement la liste des grands savants d’Andalousie ou de Bagdad mais celle de leurs œuvres, et ces œuvres elles-mêmes. Même chose pour la botanique, l’Histoire des Scythes ou la géographie de la Tasmanie. Et pourtant, j’ai l’impression que mes étudiants d’aujourd'hui en savent moins que ceux d’hier. Est-ce parce qu’il n’y a plus aucun effort à faire pour s’instruire? Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce paradoxe?