Un malentendu est si vite arrivé… Me promenant l’autre jour dans le centre historique de Nancy, à l’occasion d’un Festival littéraire (auquel participait aussi ma voisine du 360.ma, Leila Slimani), je fus soudain agressé… par une rue !
Non, je n’avais pas abusé de la liqueur de mirabelle (spécialité locale), je me suis vraiment senti agressé par cette rue, ou plus précisément par son nom, lequel m’apparut soudain au croisement de l’artère principale de la vieille ville. Jugez vous-mêmes de mon effarement, amis lecteurs :
Comment, que dites-vous ? On ne voit rien ? C’est trop petit ? Bon, bon, on va agrandir le détail qui tue :
C’est bon, là ? Vous êtes aussi choqué que moi ? On se promène tranquillement dans une belle ville de province, le cœur en paix et l’esprit en fête, ami de l’humanité entière et soudain, boum !, l’injure faite aux ancêtres ! ‘Le Maure qui trompe’ ! Est-ce ainsi que nous sommes perçus en Lorraine? Fourbes, sournois, pas dignes de confiance ?
Après quelques instants de flottement, je repris ma marche, me sentant, comme l’a si bien exprimé le poète, «seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, triste...» Et puis, j’eus un sursaut de fierté. Non ! L’affaire n’allait pas en rester là. J’allais lancer une pétition, ameuter la foule, envoyer une requête au conseil municipal pour qu’il oblitère dare-dare ce nom malencontreux, qu’il le change en ‘Maure honnête’, ‘Maure bleu’, ‘Maure aux vaches’ ou ‘Morabiti’ (en hommage à l’excellent peintre de Tahanaout).
Mais bon. Vint l’heure du déjeuner. Je pris une table au Comptoir Saint-Michel (publicité gratuite) et commandai une brouillade aux truffes. Une accorte dame qui se trouvait sur ma gauche engagea la conversation. Elle se trouvait être nancéienne, ce qui n’est pas étonnant, et même employée de la mairie, ce qui l’était plus : jolie coïncidence ! Saisissant l’occasion, je lui exposai mon trouble, ce nom de rue qui, décidément, ne passait pas, l’opprobre jeté sur mes ancêtres, l’injure.
Et c’est là qu’elle partit d’un rire cristallin – c’est en Lorraine qu’on fabrique le fameux cristal de Baccarat. Elle m’expliqua promptement son accès de gaieté : le nom de la rue signifie en fait ‘le Maure qui sonne de la trompette’. Il y a des siècles, les maisons ne portaient pas de numéro et les échoppes se signalaient par des enseignes pittoresques. Un mulâtre joyeux soufflant dans sa trompe, c’était exotique, c’était amusant, c’était l’assurance d’être repéré de loin.
C’était donc un malentendu ! Celui-là fut vite dissipé et dans les meilleures conditions mais combien d’autres ne le sont pas ? Combien ont dégénéré en rancœurs inexpugnables, en haines recuites, en pugilats ? Le fameux clash des civilisations, ça a peut-être commencé comme ça, au coin d’une rue, dans une ville de province assoupie, un pèlerin un peu myope qui lève les yeux, un nom qui date du Moyen-Âge…