L’avantage de travailler dans une université, c’est qu’on a des collègues qui viennent du monde entier. En bavardant avec eux, par exemple à la cafétéria, on apprend des choses qui ne figurent nulle part dans les journaux –parce que trop subtiles, sans doute.
Prenez mon collègue Davut, esprit éclairé d’Ankara, physicien et épistémologue. Au cours d’une discussion, l’autre jour, quelqu’un évoqua les tensions actuelles dans la Méditerranée entre la Turquie et la Grèce, qui pourraient bien déboucher sur une guerre. Cet Erdogan est d’humeur belliqueuse, ces jours-ci, à cause d’un champ de gaz découvert sous les vagues et dont on ne sait qui a le droit de l’exploiter.
Davut haussa les épaules. Tout ça se règlera tôt ou tard, nous dit-il; la diplomatie reprendra ses droits. Non, ce qui l’inquiète, lui, c’est autre chose, qui est de l’ordre du vocabulaire. Il se trouve que M. Erdogan a pris l’habitude de désigner la science par le mot ilim…
Je ne pus m'empêcher de jouer au cuistre en interrompant Davut:
– Mais c’est normal, non? C’est la forme turque du mot arabe ‘ilm, qui désigne effectivement la science.
Davut prit le temps d’avaler une gorgée de café.
– Exact. Mais ce mot était en usage à l’époque ottomane. Depuis un siècle, nous utilisons plutôt le mot bilim.
– Euh… ilim, bilim, quelle différence?
Davut regarda par la fenêtre une sorte de barquerole glisser sur l’eau du canal. Puis il se retourna vers nous et fit ce petit exposé:– Le mot ilim inclut les sciences islamiques et d’autres sciences (arithmétique, astronomie…) mais également la magie ou l’astrologie. Quand on l’utilise, on se place immédiatement dans un cadre théologique. Quant à bilim, c’est l’idée de la science telle qu’elle s’est développée depuis le XVIIIe siècle: organisée en champs disciplinaires ayant chacun ses méthodes, totalement dissociée de tout présupposé théologique. C’est cette science autonome, libre de tout contrôle par le clergé, qui nous a donné le monde moderne: les avions, les scanners, Internet, mais aussi l’anthropologie…
Nous commencions à comprendre. Davut se leva.– En utilisant un mot plutôt qu’un autre, Erdogan et ses amis sont en train de préparer la soumission des activités scientifiques à une norme religieuse. Si on va dans cette direction, la roqia pourra légitimement prendre place à côté de la psychothérapie.– La roqia, qu’est-ce que c’est? s'exclamèrent les collègues.
Et Davut de me refiler le bébé en s’en allant:– Explique-leur, toi. Il paraît que ça se pratique dans ton pays.
Et me voilà, le rouge au front, en train d’expliquer l’exorcisme (!) pratiqué par un charlatan ou par le fqih du coin au lieu de leur parler des Marocains qui se distinguent en physique, en biologie, en médecine, en sciences sociales… O Erdogan! O ilim, bilim!