Ces jours-ci, on parle beaucoup des résultats du bac, de son niveau, de l’inflation des mentions, etc. Mais est-ce vraiment le sujet? Le plus important n’est-il pas ce qui se passe ensuite?
Il y a quelques années, je prenais un café avec l’excellent Aït R. qui se trouvait être le doyen de la fac’ de lettres de J’dida, lorsque soudain, à propos de rien, il me dit ceci, l’air morose:
- 50% de mes étudiants ont un bac scientifique.
Boum! Je sursautai, ce qui réveilla le chat du café, sans conséquences d’ailleurs.
- Comment ça? m’ébahis-je. Tu te moques, Aït R.?
Il dénégua, l’air de plus en plus amer, lissa sa moustache, absorba un centilitre de caoua et élabora:
- Je sais, c’est dramatique mais c’est ainsi, je n’y peux rien. Le pays manque d’ingénieurs, manque de médecins, manque de scientifiques –et la moitié de ceux qui viennent chez moi apprendre l’imparfait du subjonctif et le Bateau ivre de Rimbaud auraient pu faire de la mécanique des fluides ou s’initier à l’art du rebouteux en blouse blanche.
Je m’écriai:
- Mais comment se peut-ce?
Le cher collègue leva les bras au ciel en signe d’impuissance.
- Certains ont appris les sciences en arabe, au lycée; après le bac, à l’université, ils n’arrivent pas à suivre les matières scientifiques en français. Après quelques mois, ils changent leur fusil d'épaule et viennent chez moi faire du français (ô paradoxe), de l’espagnol ou de l’anglais, dans l’illusion que ça sera plus facile. Mais personne ne leur parle des débouchés… Quelques années plus tard, on les retrouve chauffeur de taxi, hélas, ou serveuse chez quick-quick.
Je restai coi. Il poursuivit:
- D’autres sont tout simplement mal orientés, parfois par des amis ou leur famille. On leur conseille de faire n’importe quelle licence, pour ensuite tenter le concours de la gendarmerie. C’est surtout à la campagne qu’on observe ce phénomène, vu le prestige du brigadi dans la cambrousse. Et c’est ainsi qu’un bachelier sciences ex se retrouve en fac de lettres, rêvant du bel uniforme gris des pandores.
C'était il y a quelques années. Samedi dernier, je me suis rappelé ma conversation d’alors avec Aït R. quand je suis tombé par hasard sur une stagiaire, F.-Z., œuvrant élégamment dans un hôtel de Rabat. Sauf que je me souvenais de l’avoir croisée trois ans avant, quand elle avait eu son bac scientifique avec mention bien. Devant mon air ahuri, elle m’expliqua que l'hôtellerie avait de l’avenir puisque nous étions un pays touristique.
J’en tombai presque de mon tabouret. J’eus beau lui dire que l’ingénierie, la médecine et la physique des nanoparticules avaient aussi de l’avenir, F.-Z. n’en démordait pas. L’hôtellerie! L'hôtellerie!
Le mot de la fin, je le réserve à une collègue prénommée également F.-Z. (il y a de ces coïncidences…) qui me méla ceci ce matin: «l’orientation est au cœur de nos problèmes. C’est comme un trou noir: si l'étudiant ne fait pas attention, il est absorbé puis rejeté dans un autre univers, qui n’est pas le sien».
Je ne sais pas si un physicien accepterait cette définition du trou noir mais comme image des dangers de l’orientation, on ne peut pas faire plus fort. À méditer…