L'autre jour, à Amsterdam, j'ai pris un verre avec mon ami Ben D..., un Maroco-Néerlandais d'élite, cadre supérieur dans une de ces multinationales qui font la gloire des Pays-Bas -pensez à Philips, Unilever, Akzo-Nobel... Le golden boy semblait préoccupé. Il faisait tourner et s'entrechoquer les glaçons dans son verre de lait, le sourcil froncé, l'air d'être dans les nuages, tant et si bien que je finis par m'enquérir de l'objet de ses préoccupations.
- Qu'est-ce qui se passe, camarade?
L'homme poussa un long soupir.
- C'est que j'ai beaucoup pensé à la mort, ces jours-ci.- Allons bon! Tu as à peine la cinquantaine. Il te reste encore six ou sept Coupes du monde à vivre.- Dieu t'entende. Mais quand même...
Les glaçons s'entrechoquaient de plus belle.- Raconte! Et commence par le commencencement.
Ben D... prit une profonde inspiration.- Eh bien, ça s'est passé il y a quelques semaines, un jour que je faisais mon jogging le long de l'Amstel... Tu vois le chemin de halage qui le longe?- Oui, c'est une promenade très agréable. Je la fais, à l'occasion.- Donc je courais à petites foulées le long de l'Amstel, par une matinée froide mais ensoleillée, jouissant du très beau panorama -le fleuve, les péniches qui le remontent, les petits bateaux à voile, le moulin de Rembrandt- quand soudain j'ai vu un corbillard entrer dans le cimetière Zorgvlied, tu vois où c'est?- Oui, le cimetière fluvial... Fleuri, très paisible. On n'entend pas le moindre bruit.
Ben D... me jeta un regard sévère.- Ce ne sont pas les défunts qui vont faire la bamboula.- Très juste.- Je ne sais pourquoi, j'ai interrompu mon jogging et je suis allé faire un tour dans ce cimetière. Tombes impeccables, allées bien ratissées, des arbres, des bosquets, des fleurs partout... Je me suis dit en souriant qu'on aurait envie de trépasser juste pour reposer éternellement dans cet Eden de jardin. Et soudain, ma plaisanterie m'a rattrapé. Je me suis arrêté, pris d'une sorte de crise d'angoisse. Je me suis rendu compte que c'était effectivement là que je... enfin, que mon corps finirait, puisque j'habite dans le coin.- Tu n'as pas pris d'autres dispositions?- Aucune! On voit le monde mourir et on se croit immortel... Appuyé contre un arbre, le coeur battant, je voyais ma dépouille gésir là pour l'éternité... Et je serais le seul métèque! Les pierres tombales, ornées d'une croix, ne portaient que des noms hollandais -que ferait un Ben D... parmi eux? Vivant, je suis étranger en ce pays -que j'aime, note-le bien- et je l'assume parce qu'il me suffit de prendre l'avion pour me retrouver dans les couleurs et les senteurs du Maroc. Mais une fois allongé six pieds sous terre à Zorgvlied? Les morts ne prennent pas l'avion.- Sauf dans la soute, pour un dernier voyage.- Exactement! J'ai interrompu mon jogging et je suis rentré chez moi. J'ai googlé... Ou dit-on googlisé?- Qu'importe?- J'ai cherché la banque marocaine la plus proche de chez moi. J'ai un rendez-vous la semaine prochaine. C'est décidé: je prends la fameuse assurance. La banque s'occupera de tout. C'est au cimetière d'Al Hoceima, là où reposent mes parents et mes ancêtres, que je poserai pour de bon mes valises.
Je sirotai une goutte de mon thé Rooibos, puis:- Mon cher Ben D..., il fait quand même un peu trop beau pour avoir une telle conversation. Et tu es encore jeune et en bonne santé.- Il y a quatre cent mille Marocains dans ce pays. Je leur conseille d'aller faire un tour dans ces cimetières néerlandais si propres, si beaux, si bien ordonnés -et de se demander s'ils ne préfèreraient pas pour dernier séjour l'anarchie chaleureuse des maqbarat du bled...- Leur dilemme, morts, ressemblera au dilemme de leur vie.- C'est la condition humaine, ou plutôt celle des Marocains émigrés.- En attendant, buvons à la vie!- Mais pensons à l'au-delà! Et allons faire un tour à la banque. Vive Attijari!
Pendant que nous délirions ainsi, l'activité de la capitale des Pays-Bas, en contrebas de notre café, continuait de plus belle. Jamais l'Amstel, au loin, n'avait paru aussi majestueux.