Il y a quelques années, à l’Institut français de Fès, j’ai donné une conférence qui fut marquée par un incident curieux. Au bout de quarante-cinq minutes, à la fin de la conférence proprement dite, le modérateur, l’excellent Hassan I., donna la parole à la salle. L'idée était que chacun pouvait poser des questions sur ce qui venait d'être dit. Un homme qui était assis au premier rang s’empara immédiatement du micro, se leva et parla pendant… vingt minutes.
Ce qu’il dit n’avait pas grand-chose à voir avec l’objet de ma conférence. En fait, il donna une conférence-bis sur un sujet de son choix. Il le fit en arabe classique– je rappelle que nous étions à l’Institut français et que j’avais tenu mon laïus dans la langue de Molière. Dans le public, beaucoup de gens ne comprenaient pas ce que ce monsieur disait. Pourtant, personne ne l’interrompit. Pourquoi? Parce qu’il était vêtu en costume trois-pièces? Parce qu’il portait la barbe? Parce qu’il avait l’air sévère, pour ne pas dire méchant?
Au bout de vingt minutes, il rendit le micro… et s’en alla. A l’évidence, il se moquait bien de ce que le public ou moi-même avions à dire. Il était venu pondre son œuf. Le reste ne l'intéressait pas.
Au cours du dîner qui suivit, et comme je demandais à Hassan pourquoi il n’avait pas interrompu le bonhomme, il haussa les épaules et m’apprit que ce professeur à la retraite était un familier des lieux, qu’il avait l’habitude de venir à l’Institut quand on y recevait un auteur et qu’il prenait systématiquement la parole pour parler, parler, parler. C’était tout ce qui l’intéressait: avoir son quart d’heure de célébrité, comme dirait Andy Warhol. En général, il prenait n’importe quelle phrase du conférencier (Amélie Nothomb, Nedali, Le Clézio…) puis s'étalait comme une flaque là-dessus. Ce qu’il disait était inconsistant ou incompréhensible.
Comme on ne l’invitait jamais à donner une conférence, il infiltrait celles des autres. Et il les détournait –comme on détourne un avion.
Il y a maintenant une version moderne de ce genre de fâcheux. C’est ce qu’on appelle les trolls. Ces gens-là entrent dans n’importe quelle discussion sur Internet, même s’ils n’y entendent goutte, non pas pour y apporter leur grain de sel, ce qui serait bienvenu, mais juste pour faire du bruit, en quelque sorte –du bruit au sens théorique du terme: c'est-à-dire ce qui ne sert à rien, qui ne fait nullement avancer les choses.
Prenons par exemple la discussion de la semaine dernière. Nous avions évoqué dans ces colonnes une sorte de rectification des valeurs provoquée par le Covid-19. Les gens se sont aperçus qu’une infirmière ou un médecin ont infiniment plus d’importance, en cas de coup dur, qu’un footballeur (nous avions pris comme exemple Ronaldo) ou une star de la télé-réalité.
N’est-ce pas l’évidence-même?
Emmanuel Macron a d’ailleurs exprimé la même idée dans son (excellent) discours de lundi dernier, 13 Avril. Le président de la République française a ajouté qu’à l’avenir les rémunérations devraient tenir compte de l’importance sociale des professions.
Les lecteurs, dans leur immense majorité, ont approuvé ce que nous avions écrit avant même le discours de Macron –et qui tombe sous le sens. Heureusement! Nos lecteurs sont intelligents sinon ils iraient lire autre chose, la presse people ou les prévisions de Nostradamus, par exemple. Beaucoup nous ont envoyé des commentaires ou des photos qui abondaient dans le sens du billet. Je les remercie du fond du cœur.
Hélas, il s’est également trouvé des gens malveillants ou stupides, ou les deux, qui dans leur rage d’avoir leur nom dans le journal ont pris la défense du footballeur surpayé et de la starlette de télé-réalité. Ils estiment qu’il est normal que ces deux-là gagnent en un jour ce que l’infirmière ou le médecin gagnent en plusieurs mois.
N’ont-ils rien compris à ce que nous vivons ces jours-ci?
Ou bien sont-ils d’une abyssale mauvaise foi et ne sont-ils motivés que par la fureur de critiquer systématiquement, de dénigrer, de blesser?
Ces fâcheux qui ont cru bon de commenter le billet au rebours de cent commentaires sensés et approbateurs sont donc des trolls: des gens aigris, qui n’ont rien à dire, à qui personne ne demande rien, mais qui parcourent quotidiennement la toile pour y semer leurs insanités sous forme de commentaires acerbes jetés en dessous de textes qu’ils seraient bien incapables d'écrire eux-mêmes –et qu’ils ne lisent même pas tant ils sont pressés de “riposter“.
En somme, ce sont des parasites. Incapables de penser ou de créer par eux-mêmes, ils n’existent qu’au détriment d’autrui.
Comme l’hurluberlu qui avait détourné ma conférence à Fès, ils détournent le travail sérieux des autres –articles, analyses, éditoriaux– pour les salir de leur petite crotte de bique.
Si jamais ils se retrouvent à étouffer, les poumons en feu, dans un lit d’hôpital (ce qu’on ne leur souhaite pas) gageons qu’ils réclameront à cor et à cris un médecin ou une infirmière –et non un footballeur milliardaire ou une influenceuse bébête. Ce qui prouve leur inconséquence et leur mauvaise foi.
Entretemps leur réaction nous rappelle qu'après cette crise, la malveillance et la bêtise n’auront pas disparu. Dommage.
Faisons quand même le pari que la bonté, la solidarité et l’intelligence qui se sont révélées dans cette terrible épreuve subsisteront. Faisons le pari qu’elles seront demain, quand tout sera rentré dans l’ordre, plus fortes que les trolls, plus fortes que la sottise et la méchanceté, ces mauvaises herbes qui croissent ensemble et qu’il semble impossible, hélas, d’éradiquer.
PS: Je voudrais quand même finir sur une note positive. Et je dis aux trolls: “Achetez des crayons de couleur ou de la gouache, prenez des cours de piano, mettez-vous au chant, essayez de taquiner la muse. Il n’est jamais trop tard. Vous avez peut-être des talents cachés. Vous contribuerez peut-être un jour à la beauté du monde au lieu de vous acharner à salir ceux qui ont du talent. Et si rien ne marche, essayez-vous au moins à la gentillesse. C’est meilleur pour l’âme, ça ne coûte rien et ça rapporte plus que la méchanceté.”