Il y a plus de deux cents rues sans nom à Rabat.
Vous grognez:
- Et alors? C’est pour ça que tu m’réveilles? Pour cette info loufoque et sans conséquence?
Attendez la suite, bande de mauvais coucheurs. Habiter une rue sans nom n’est pas sans conséquence. Par exemple, le fisc n’a aucun moyen de vous atteindre. Pour peu que vous n’ayez pas non plus d’adresse professionnelle, vous ferez partie de ces heureux mortels qui ne paient aucun impôt.
«Pour vivre heureux, vivons cachés», disent nos amis français.
«Habitez plutôt la rue sans nom», rétorquent nos frères r’batis.
J’ai vérifié auprès de mon camarade J., fonctionnaire d’élite. Qui crèche in the street without a name (je passe à l’anglais pour éviter les répétitions) devient ipso facto invisible pour l’administration.
“L’homme invisible habite la rue sans nom“. J’ai trouvé le titre de mon prochain roman! Ce sera un polar assez original où nul ne verra jamais le héros. On parlera d’autre chose.
Maintenant vous me dites, bien réveillés:
– Mais attends, comment est-ce possible? Comme en est-on arrivé là? Il s’agit quand même de Rabat, la ville la plus verte, la plus propre, la plus tranquille du Royaume? D'où vient cette aberration de straat zonder naam?
C’est simple.
(En fait, je ne sais pas pourquoi je dis “c’est simple“. Rien n’est jamais simple dans notre beau pays.)
C’est compliqué.
Il y a quelques années, une coalition hétéroclite dirigeait le Conseil municipal de la ville. Un beau jour, elle décida de donner à la plus belle avenue du quartier Hay Riad, celle où se trouve le siège de Maroc Telecom, celle où j'écris ces lignes, le nom du fameux docteur Abdelkrim Khatib.
– Halte-là! s'écria l'autorité de tutelle, qui avait le dernier mot. Ce grand nationaliste que fut le docteur Khatib mérite amplement d’avoir sa rue, voire son boulevard, dans la capitale; mais quand même pas la plus large artère du plus beau quartier: réservons celle-ci, n’insultons pas l’avenir, des hommes prodigieux et des femmes d’exception pourraient un jour apparaître sous le soleil de Rabat– et nous donnerons alors leur nom à ce qui s’appelle provisoirement l’avenue An-nakhil (“les palmiers“).
(En ce qui me concerne, je comprends cet argument même si j’ai une tendresse particulière pour le docteur Khatib. Je n’oublie pas que je jouais, petit mouflet, dans sa maison d’El Jadida avec les enfants Khatib, Boujibar, Guebbas, etc. Il y avait aussi une petite Fettouma dont je n’ai jamais su le nom…)
Quoi qu’il en soit, le Conseil municipal, collectivement vexé comme une coalition de poux, décida de bloquer toute attribution de nom, puisqu’on lui refusait celle-là. Et c’est ainsi que Rabat est la seule capitale d’un grand pays avec des rues sans nom.
Allez, bonne journée. Je retourne chez moi, au numéro zéro de l'Allée sans fin.