Il y a quelques semaines, Arte– que ferions-nous sans ce festival d’intelligence qui annule à lui seul les monceaux de niaiserie que diffusent les autres chaînes?– Arte a diffusé un de ces documentaires passionnants qui font sa réputation. “Mein Jahr bei den Korowai“ a été réalisé par l’écrivain anglais Will Millard et décrit l’année qu’il a passée avec la tribu des Korowai, l’une des dernières à avoir rejoint ‘la civilisation’– si l’on ose dire.
Jusque dans les années 70, les Korowai n’avaient jamais rencontré l’homme blanc, ni les petits hommes verts, ni le moindre hominidé. Ils continuaient de pratiquer la chasse et la cueillette, comme nos ancêtres il y a cent mille ans, et vivaient en parfaite harmonie avec la nature, au fond de la forêt épaisse de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Le documentaire est captivant. Mais un détail m’a rappelé un fâcheux souvenir. Suivi par son cameraman dans une clairière, Will est soudain confronté à un effrayant guerrier papou qui déboule de la forêt en courant vers lui et en hurlant, armé d’une lance, d’un arc et de flèches. Will, tétanisé, ne sait que faire. Va-t-il être massacré puis mangé tout cru, comme l’infortuné Michael Rockefeller le fut à quelques lieues de là, en 1961? Le suspense ne dure qu’une dizaine de secondes. Le guerrier s'arrête à quelques centimètres de l’explorateur, abaisse sa lance, ébauche un sourire et tend la main.
– Ce sera dix dollars!
Tel que. En une génération, ces ‘sauvages’ féroces ont compris qu’au lieu de tuer et manger les intrus, il était plus rentable de mimer la scène et se faire payer ensuite. Avec les sous, ils vont à la ville la plus proche acheter du tabac ou– qui sait?– un Coca et une photo de Kim Kardashian. Misère! Les Karawai sont devenus leur propre caricature.
Et voilà ce que cela m’a rappelé. Il y a des lustres, en route vers Tanger, je m'étais retrouvé dans l’obligation de passer la nuit à Asilah à cause d’une panne de ma bonne vieille R9– on ne se moque pas du chroniqueur, merci. L’hôtel, à la sortie de la ville, était très moyen, le genre qu’on oublie dès que quitté. Un car poussif de tourisme stationnait dans la cour. Dans l’entrée, une affichette proclamait sans vergogne: ‘Fantasia à 20h’.
Pardon?
Une t’bourida à Asilah?
A 20h pile?
Y a un moussem dans le coin?
Intrigué, je ne manquai pas à l’heure dite de suivre les indications du réceptionniste et je me retrouvai dans un terrain vague attenant à l’hôtel. Les touristes que le car avait amenés là s’y trouvaient déjà, debout, attendant l’événement, jacassant en tagalog ou en bavarois.
A 20h et des poussières, la troupe arriva. Ils étaient en tout et pour tout quatre hommes juchés sur quatre chevaux étiques, quatre fois Rossinante– et d’ailleurs l’un des cavaliers ressemblait vraiment à Don Quichotte. Chevalier à la triste mine, efflanqué, il commandait les autres, trois pèlerins moroses. Au signal du Quichotte, ils firent une dizaine de mètres au petit trot, visèrent la Lune et lui tirèrent dessus sans conviction. Puis ils firent le chemin inverse, allant l’amble cette fois-ci, et essayèrent de nouveau d’assassiner quelque sélénite– à cette distance, fallait-il qu’ils fussent ambitieux. Ils firent un autre aller-retour, déchargèrent leurs pétoires puis disparurent dans la nuit sous de mornes murmures et d'épars applaudissements.
Les touristes rentrèrent à l'hôtel ingurgiter le menu– salade marocaine, tagine de poulet, tranche napolitaine, le thé en supplément.
Et toi? me dites-vous. Moi, j’étais resté aux abords du terrain vague, éclairé par la lune, et je songeais avec tristesse au moussem de Moulay Abdallah, où j’allais chaque année avec mes frères et sœurs. Là, c'était des centaines de beaux cavaliers, un millier au moins de purs-sangs qui se retrouvaient pendant une semaine dans des joutes palpitantes. Oui, le cheval était bien la plus noble conquête de l’homme à Moulay Abdallah, et ceux qui le montaient avaient fière allure. En revanche, ce que j’avais vu à Asilah, c'était une triste caricature, comme ce Karawai qui tendait la sébile après avoir singé ses ancêtres.
Le documentaire d’Arte a ravivé mon désarroi d’alors. Mais désarroi ou tristesse ne suffisent pas: il faut agir. L'authenticité et l’accueil des touristes peuvent aller de pair, avec ce simple mot d’ordre: ne nous folklorisons pas!