Vous me pardonnerez le ton trop sérieux de ce billet. Mais parfois quelques observations font soudain sens à cause de leur concomitance; et il arrive que ce sens ne soit pas très gai; et il devient alors difficile de rester souriant et optimiste. Qu’on en juge.
1- Il y a quelques semaines, je fis la route qui relie Laâyoune à Foum-el-Oued, sur la côte atlantique. (Foum-el-Oued est en fait la plage de Laâyoune –je la recommande à ceux qui ne la connaissent pas: elle est belle et très bien aménagée. Et on peut s’arrêter en chemin pour boire sous la tente ce délicieux thé sahraoui dont la préparation est tout un cérémonial.) Comme tous ceux qui empruntent pour la première fois ce trajet, je fus surpris de tomber sur une sorte de ballet gracieux exécuté par des bulldozers sur les bas-côtés. Le sympathique directeur de l'Institut Africain de Recherche en Agriculture Durable, qui se trouve à Foum-el-Oued, m’accompagnait. Il m’expliqua de quoi il s’agissait: les bulldozers transposent du sable d’un côté de la route à l’autre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur une longueur de huit kilomètres. S’ils s’arrêtaient, la dune aurait vite faire de recouvrir l’asphalte; et la route disparaîtrait.
En somme, les bulldozers font en sorte que la dune, dans son mouvement naturel et séculaire, “saute“ la route au lieu de la recouvrir. On pense immédiatement à Sisyphe roulant sans fin son rocher –sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un acte absurde, mais d’une nécessité proprement existentielle.
2- Le soir, dans ce petit hôtel de Laâyoune qui porte curieusement un nom italien, je lus dans un hebdomadaire spécialisé un article sur le projet de dessalement d’eau de mer qui va permettre à Agadir et à sa région de ne pas manquer de ce qu’il y a de plus précieux sur Terre, ce sans quoi toute vie est impossible: l’eau. Dessalement…
3- Et puis hier, j’entendis avec stupeur, sur la BBC, un officiel ukrainien accusant les Russes d’avoir détruit une quantité de céréales équivalente à “ce dont a besoin le Maroc”. Mais oui: il cita nommément notre pays. Je me demande combien d’Ukrainiens savent de nous plus que ce détail: que nous avons un besoin vital de leur blé.
Et soudain, tout cela fit sens. La conclusion est préoccupante: notre existence n’est plus du tout naturelle. Elle est artificielle. Loin de nous rendre “maîtres et possesseurs de la nature“, selon la formule de Descartes, nous lui avons tourné le dos. Nous sommes obligés de brûler de l’énergie fossile dans des moteurs de bulldozer pour empêcher le mouvement naturel du sable dans le désert. Ayant épuisé l’eau des nappes phréatiques, nous sommes contraints de “fabriquer“ de l’eau artificielle. Et pour nous nourrir, nos champs ne suffisent plus, nous dépendons de Slaves lointains.
Pour avoir enseigné les sciences de l'environnement pendant six ans, je savais tout cela; mais une chose est de connaître les faits en théorie, une autre est d’y être brutalement confronté. La vision des bulldozers-Sysiphe sur la route de Foum-el-Oued m’a réveillé de mon sommeil académique. La situation est grave: nous menons une vie artificielle.
Que faire? Je ne sais pas. Mais il faut au moins comprendre le problème si nous voulons réfléchir à des solutions. Pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a mené une vie naturelle. Nous sommes la première génération à mener une vie artificielle. Elle ne pourra pas durer.
On dit que les jeunes ne s'intéressent plus à la politique parce qu’il n’y a plus de grands enjeux –plus de prolétariat à libérer un “grand soir“. Mais voici un autre enjeu, vital, et qui mérite qu’on se batte pour lui: sortir de l’artificiel, retrouver la symbiose avec la nature. Vaste programme, certes; quel parti politique s’en emparera?