Le hooliganisme dans les stades marocains est un phénomène nouveau. Quand j’étais enfant, j’étais un fidèle supporter du DHJ, le club de foot d’El Jadida, la ville où j’ai grandi. DHJ, cela signifie “Difaâ Hassani Jadidi“ mais mes petits camarades du derb Bouhafid (c’est là que nous habitions) m’avaient persuadé, les petits coquins, que c’était les initiales de “Douar Haj Jilali“ et chaque dimanche, j’encourageais de toute la force de mes petits poumons ce fameux “Haj Jilali“ qui n’existait que dans mon imagination. Les supporters assis à côté de moi dans les gradins du stade Abdi croyaient parfois que j’encourageais le club adverse. Pour autant, aucun d’eux ne me mit jamais la moindre taloche: ils se contentaient de hausser les épaules. Le hooliganisme, ça n’existait pas. Il y eut une fois, une seule, quelques cailloux jetés sur le car du Kawkab de Marrakech mais les conséquences en furent désastreuses pour El Jadida: cet été-là, les Marrakchis boycottèrent la ville et allèrent passer leurs vacances d’été à Essaouira. Le manque à gagner fut gigantesque et les J’didis, penauds, ne recommencèrent plus.
Plus tard, je fus interne au lycée Lyautey de Casablanca. Mon correspondant habitait le Hay Mohammadi et était un fervent supporter du TAS. À force de passer mes week-ends au Hay Mohammadi, je devins, par osmose, un fan du TAS et de Larbi Zaouli, son légendaire propriétaire-entraîneur-bienfaiteur (il offrait des moutons pour l’Aïd à ses joueurs nécessiteux – eh oui, je parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas concevoir: les footballeurs étaient pauvres). Un jour, mon correspondant et ses amis du Hay Mohammadi m’emmenèrent à El Jadida dans une Fiat 127 verdâtre qui ne tenait que par la peinture, quelques boulons et une prière. Le comble: je me retrouvai au stade d’El Jadida dans le carré réservé aux Casablancais! Le naturel revint au galop: je me mis à encourager le fameux “Haj Jilali“, qui gagna par 3-0. Quand Chérif marqua de la tête le troisième but (un but d’anthologie), je trépignai et hurlai de joie, au cœur de la meute casaouie morose. Me cassa-t-on, pour autant, la gueule? Non! On fronça un peu les sourcils et puis c’est tout. Je vous le dis: le hooliganisme n’existait pas.
Une génération plus tard, voilà que le hooliganisme est devenu un phénomène de société qu’on se propose d’éradiquer. C’est là que je me dresse et que je dis: holà ! (ce qui n’a rien à voir avec la fameuse Olà, cette vague que les Mexicains ont inventée, paraît-il, mais bon tout cela nous éloigne du sujet). Je dis holà! parce qu’il faut lier cette question avec ce que dit Gunnar Heinsohn, ce sociologue allemand qui a conçu la théorie du Jugendüberschuss [“l’excédent juvénile“].
J’en ai déjà parlé quelque part. Je résume: selon cette théorie, un excès de jeunes mâles dans la population mène inévitablement à des troubles sociaux, à la guerre (civile) et au terrorisme. Dans chaque famille, c’est à partir du troisième garçon que les problèmes commencent. Les deux premiers reprennent le métier du père ou l’affaire familiale, ou alors ils sont généreusement lancés dans la vie par leurs parents. À partir du numéro trois, ça se gâte. Rien à hériter, pas de place à reprendre, le chômage et le déclassement menacent… eh bien, il reste la castagne! Et c’est là que Heinsohn établit un fait fondamental: il prouve que ladite castagne s’est toujours, au cours des siècles, justifiée en faisant appel à la religion ou à la politique. À l’époque, il n’y avait que ça: on n’avait pas encore inventé le football et, par conséquent, le hooliganisme. Conclusion: les États confrontés à “l’excédent juvénile“ – c’est le cas de notre beau pays – devraient encourager ledit hooliganisme: plutôt ça que le djihad, l’émeute ou la révolution.
C’est pourquoi je suggère de ne pas chercher à éradiquer le hooliganisme: il faut juste le canaliser. Construisons les stades à côté de gigantesques terrains vagues et laissons les supporters-hooligans s’affronter tout leur soûl dans lesdits terrains vagues. La police observerait de loin, sans intervenir, ce pugilat généralisé. Après la bataille, les ambulanciers arriveraient pour trier les défunts et les blessés, enterrer les uns, retaper les autres… en attendant le dimanche d’après. On maintiendrait cette politique jusqu’à l’absorption de l’excédent juvénile, qui devrait intervenir vers 2025, sauf si le Maroc devient un pays d’immigration – mais ça, c’est un autre problème.