Quand nous jouions au foot, dans la cour du lycée, à Casablanca, les équipes étaient ainsi formées: les deux grandes gueules de l’internat se proclamaient capitaines, d’autor’; nous nous mettions devant eux, comme les suppliants d’Eschyle, et les deux caïds constituaient l’un après l’autre leur équipe.
Ils choisissaient les joueurs en alternant: à moi, à toi… Bien entendu, les bons footballeurs, les athlètes, les dribbleurs de génie, étaient choisis en premier. Les nuls, les malingres et les petits, on les désignait à la fin d’un doigt méprisant, l’air dégoûté (“Flûte, c’est encore moi qui vais m’farcir Bouboule ou Minus…”). Et la partie commençait, sur le gravier propice aux écorchures de genou, entre le bâtiment H et le réfectoire.
Ce n’est que des années plus tard que je me suis demandé ce qu’il était advenu du pauv’ gars qui était toujours choisi en dernier. Cette humiliation rituelle, quasi-quotidienne, est-il possible qu’elle n’ait laissé aucune trace?
Et puis un jour je suis tombé sur un article, dans une revue de psychologie, qui montrait deux choses intéressantes: la partie du cerveau humain qui combat le stress est réduite, rabougrie, chez les personnes qui sont en bas de l’échelle sociale; d’autre part, le cerveau de celles qui sont en haut, qui réussissent, qui sont admirées et fêtées, produit plus de dopamine (”la molécule du bonheur”).
Autrement dit, lorsque Quentin et Abdelmoula choisissaient systématiquement en dernier Bouboule ou Minus dans leur équipe, c’est comme s’ils leur ouvraient le cerveau pour l’abîmer sadiquement, définitivement. Malaxons, pétrissons… Tu souffriras de stress et tu seras malheureux!
J’en ai parlé hier avec un mien ami psychologue. L’analyse est correcte, m’a-t-il dit, mais les petits nuls d’antan, les humiliés et les offensés d’autrefois, ne sont pas tous devenus des épaves humaines. Certains ont “surcompensé“, comme on dit. L’esprit de revanche en a fait de redoutables chevaliers d’industrie, des artistes rebelles, des tueurs en série ou des dictateurs.
Un exemple? Il y a quelques décennies, le parti communiste chinois avait refusé neuf fois de suite l’adhésion du jeune Xi Jinping (son père était considéré comme un ennemi de classe). Il fut contraint de rester sur la touche jusqu’au jour où on l’autorisa enfin à jouer. Et qu’est-il devenu? Le maître absolu du parti! Le ballon est à lui, exclusivement. Et même tout le terrain.
Et mon ami psy d’enfoncer le clou: note la taille des “grands“ dictateurs ou hommes d’État et demande-toi s’ils étaient choisis en premier, adolescents, par les capitaines d’équipe. Staline: 1m67; Napoléon: 1m67; Churchill: 1m68; Mussolini: 1m68…
Je l’interromps:
- Et Poutine?
- 1m69.
Tout s’explique. La responsabilité de ceux qui n’ont pas pris au sérieux le petit Vlad, qui le choisissaient en dernier, autrefois, sur le terrain de foot du lycée Lyotéski, à Saint-Petersbourg, est engagée.
Dommage que l’Otan n’ait pas consulté un psychologue avant de traiter Poutine avec désinvolture, pour ne pas dire avec mépris, pendant vingt ans. On paie aujourd’hui, dans nos assiettes et à la station-service, le prix de l’incurie des uns et de la surcompensation de l’autre. Et nous au milieu, comme dit la chanson.