Je ne sais pas si le Maroc est le plus beau pays du monde, comme l’affirme avec aplomb notre ministre du Tourisme, mais il est certain qu’il recèle son lot d’endroits magnifiques, majestueux ou magiques.
Quand j’étais petit, la plage d’El Jadida suffisait à mon bonheur. Une partie en était privatisée, sous le nom officiel de ‘Deauville’, et nous la contemplions de loin, comme de simples mortels au portemonnaie vide. Mais tout le reste était à nous. Plus tard, à l’adolescence, nous découvrîmes Sidi Bouzid et Jorf Lasfar, où l’OCP n’avait pas encore installé le plus grand complexe chimique d’Afrique.
Mais tout cela n’est rien à côté de Sidi Moussa, à quelques encablures au sud d’El Jadida. Imaginez une immense lagune, des salines d’un blanc éclatant, un vol de flamants roses, des plages sauvages, l’océan qu’on entend rugir de l’autre côté des dunes…
C’est là que nous allons passer nos journées de plage, mes frères et sœurs et moi, depuis quelques années. Nous laissons El Jadida à la foule, Sidi Bouzid à ceux qui veulent mourir frigorifiés –on s’y baigne dans un iceberg fraîchement fondu– et Jorf Lasfar à l’OCP.
N’espérez pas découvrir Sidi Moussa: l’entrée n’est indiquée nulle part, elle est dissimulée dans des fourrés qui semblent impénétrables. La zone toute entière est classée réserve ornithologique, on n’a pas le droit d’y construire, aucune habitation ne la défigure (retenez-moi où je vais de nouveau me lancer dans une lamentation du désastre qui a nom El Harhoura…).
Vendredi dernier, deux jours après l’Aïd, nous nous installons sur la plage, face à la lagune, mes frères, sœurs, belles-sœurs et moi, avec leurs enfants.
Derrière nous, à une dizaine de mètres, campe une famille papa-maman-trois-enfants. Appelons-les la famille Sans-gêne, ils jouent un rôle dans cette histoire.
La journée est idyllique. On se baigne, on fait du canoë, on lit, on rêvasse, on joue…
La famille Sans-gêne passe aussi un excellent vendredi. On les entend parler et rire, on voit les enfants courir et plonger dans l’onde calme. Et puis, vers la fin de l’après-midi, on les entend qui s’apprêtent à s’en aller. «Prends tes sandales, plie le parasol, mouche le mioche, n’oublie pas la glacière…» Ils s’en vont.
J’ai un pressentiment. Je n’ai pas envie de me retourner. J’ai trop peur d'être pétrifié comme ceux qui ne peuvent s’empêcher de croiser le regard de la Gorgone. Mais c’est plus fort que moi. Je me retourne.
Horreur et damnation.
La famille Sans-gêne a laissé tous ses détritus à l’endroit où elle avait planté son parasol. Bouteilles en plastique, papiers gras, os de poulet, trognons de brugnons, peaux de banane… C’est certainement à cette famille qu’Ibn Khaldoun pensait quand il écrivit dans son Kitab al-‘ibar la fameuse phrase: «Là où ils passent, tout trépasse.»
Pour ceux qui auraient oublié le début de ce billet, rappelons que Sidi Moussa est une ‘zone humide’ protégée par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et c’est également une réserve ornithologique. Elle appartient aux oiseaux, les humains n’y sont que tolérés.
Mais quand on tolère la famille Sans-gêne, c’est la fin des haricots.
Je suis sûr que papa Sans-gêne, comme la plupart des Marocains, n’a que Dieu, le Prophète et le Coran à la bouche – et il ne voit aucune contradiction avec le fait de traiter le monde comme une poubelle à ciel ouvert. Ne dit-on pas, pourtant, que la propreté fait partie de la foi?
Papa et maman Sans-gêne se préoccupent sans doute de l’éducation de leurs enfants et se ruinent pour les mettre dans une école privée d’élite – et ils salopent une merveille de la nature sous les yeux desdits enfants?
Je suis revenu perplexe de Sidi Moussa. En fait, c’est tout le Maroc qui devrait être classé réserve ornithologique – depuis des millions d’années, les oiseaux n’ont jamais rien détruit ni pollué– et nous devrions n’y être que tolérés. Avec obligation aux nombreuses familles Sans-gêne de suivre des cours d'éducation civique, de sciences de l’environnement et –tout simplement– de propreté.