Ayant vécu en Angleterre pendant des lustres, tout ce qui se passe dans ce beau pays continue de me passionner. Le referendum qui y aura lieu le 23 juin prochain (rester dans l’Union européenne ou la quitter ?) m’inquiète. Est-ce le début de la fin du beau rêve européen ? Les populistes de tout poil qui ont fait de Bruxelles leur bouc émissaire vont-ils avoir sa peau ? Triste trépas pour la belle ambition de Jean Monnet, d’Adenauer, d’Alcide De Gasperi et de Schuman…
Pour y voir plus clair, je suis allé faire un tour dans le royaume d’Elizabeth II (qui est la seule adulte dont on est sûr qu’elle ne votera pas ce jour-là – elle ne vote jamais même si rien ne s’oppose, juridiquement, à ce qu’elle le fasse). Voyons voir ce qui se trame ici, ce qui se dit, ce qui se susurre, ce qui se brame… Dès le premier jour, dans un pub de York, j’entre en discussion avec un groupe de braillards qui me disent unanimement qu’ils sont pour le Brexit, la rupture avec l’Union européenne. Yes, sir !
J’étais entré armé dans ce pub. Non pas que je brandissais un bazooka ou un hachoir, non, je m’étais simplement muni du Daily Telegraph de la veille, dans lequel figurait une lettre ouverte signée par treize Prix Nobel (parmi lesquels Peter Higgs, qui avait prévu l’existence du “boson de Higgs“, la “particule de Dieu“). Et que disait cette lettre ouverte ? Les têtes d’œuf conseillaient fermement à leurs compatriotes de rester en Europe. Me voilà en pleine discussion dans ce pub de York :
- Les gars, je ne comprends pas. Voici une lettre signée par treize Nobel, donc par des bonhommes hyper intelligents et, malgré cela, vous continuez d’être d’accord avec ce bouffon de Nigel Farrage (qui mène la campagne anti-Europe) dont le moins qu’on puisse dire est qu’il lui ne sera pas difficile de se reconvertir en clown ou en vendeur de scoubidous après le referendum.
Une heure ! Une heure de discussion et pas moyen d’ébranler mes paysans du Yorkshire. Treize brillants savants contre un bac - 1 (le niveau d’études de Nigel Farrage), c’est quand même bac -1 qui a raison : au moins, on comprend ce qu’il dit. Et ce qu’il dit revient à ceci : y en a marre de l’immigration ! Aux États-Unis, le succès d’un Donald Trump ne s’explique pas autrement.
Sur le fond, on peut se poser la question : si le peuple ne veut pas d’immigration, pourquoi l’élite, flanquée d’une cohorte de Prix Nobel, devrait-elle la lui imposer ? Débat important et délicat, mais ce sera pour une autre fois. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’indifférence vis-à-vis de l’autorité scientifique. Est-ce nouveau ? Est-ce lié à l’effet niveleur d’Internet qui fait que n’importe quelle fouine mal lavée, de Hambourg ou d’ailleurs, croit être au niveau de n’importe quel débat ? Pas forcément : la grande gueule l’a toujours emporté sur le savant. Rien de nouveau sous le soleil. Aristote, déjà, l’avait dit : la rhétorique convainc plus de gens que la démonstration…
Alors quoi ? Faut-il en conclure qu’il vaut mieux confier les affaires sérieuses de l’État à un autocrate entouré de treize Nobel qu’à un bouffon soutenu “démocratiquement“ par des gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ? Rousseau le croyait : la volonté générale peut parfaitement s’incarner dans un seul homme. Je suis revenu du Yorkshire perplexe, très perplexe…