Il est temps de regarder les choses en face et considérer que ce qui se passe à Al Hoceima est grave. Laissons de côté l’opportunisme de ceux qui ont intérêt à ce que le Rif s’embrase. Ne donnons pas d’importance aux provocations et aux dérives. Ne mélangeons pas des faits divers avec un problème social qui a ses racines profondes. Il y a certes des trafiquants, des séparatistes, des nostalgiques des années vingt. Ils sont une infime minorité restée insignifiante.
En revanche il y a des milliers de jeunes, souvent sans travail, qui descendent dans la rue pour manifester leur désarroi, leur colère et revendiquent que soit respectée leur dignité de citoyen. J’ai vu des images de la manifestation interdite le 20 juillet. Quelque chose de sérieux et grave se lit sur les visages d’une jeunesse désemparée qui ne voit rien venir depuis sept mois. Il y a de l’impatience et de la colère. Il y a même du désespoir. Il faut analyser le sens de ces photos prises sur le vif, en dégager la part du sérieux et de ce qu’elles imposent comme vérité. Il y a eu des affrontements entre la police et les jeunes. Normal. C’est une manifestation rendue illégale après l’interdiction du ministère de l’intérieur. On espérait du calme et de l’apaisement. Mais la raison n’a pas prévalu. Il y a eu des blessés dont certains graves, des blessés de part et d’autre.
Ces manifestations ne sont pas politiques ou identitaires. Même si à un certain moment, au début du mouvement de contestation, certains ont exhibé le drapeau de la république du Rif (1920-1926), ces milliers de manifestants revendiquent des choses simples : un hôpital qui fonctionne normalement, une université, ce qui n’oblige pas les parents à envoyer leurs enfants étudier à des centaines de km de là, du travail et un peu plus de considération. Des revendications sociales qu’on peut retrouver dans d’autres régions du royaume qui se développe et avance mais pas dans sa totalité. L’état des hôpitaux publics est déplorable malgré les efforts du ministre de la santé. Les cliniques privées sont livrées à elles-mêmes, pratiquant des tarifs scandaleux, guidées souvent par l’appât du gain.
Le gouvernement ne sait pas comment calmer cette région. Les déplacements des ministres ne changent pas grand chose aux attentes de la population. Il y a eu des projets inachevés, des promesses non tenues, un laisser-aller propre à nos vieilles habitudes. On a pensé que la répression allait résoudre les problèmes. Au contraire, en arrêtant des manifestants, on ne fait qu’attiser le feu. Il faut admettre que les bases d’une démocratie impliquent la liberté de manifester et aussi de penser autrement que le pouvoir. Or notre démocratie est encore balbutiante. Il faut certes que la police assure la sécurité des gens et des commerçants, mais pas tabasser ceux qui manifestent sans violence. Il va falloir réconcilier la police et les citoyens ; n’oublions pas que le travail sécuritaire qu’elle fait par ailleurs contre le terrorisme est inestimable.
Instaurer le dialogue est difficile. Pour cela il faut que la confiance existe ou revienne. Or les habitants du Rif ont perdu confiance et ne croient plus les gens venus de Rabat. Plus qu’une autre région du pays, le Rif a un statut particulier dans la mémoire de certains marocains. Les événements de 1958, réprimés brutalement par l’armée dirigée à l’époque par le Prince héritier Moulay Hassan, ont laissé de très mauvaises traces chez certains. Le roi Hassan II avait dit dans une déclaration fameuse : «Les gens du nord ont autrefois connu la violence du Prince héritier, il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne connaissent pas celle du Roi».
Ce temps de menace répressive est révolu. Aujourd’hui on ne résout rien avec la force et la répression. L’écoute et le dialogue s’imposent. Ce n’est pas avec des manifestations à répétition où s’expriment de la frustration et de la colère qu’on va attirer les investisseurs, les touristes et les commerçants, bref, tous ceux qui peuvent donner du travail aux habitants de la région.
Il y a aussi le problème énorme de la culture du kif et les difficultés qu’il génère. Le trafic enrichit quelques uns mais ne profite pas à l’ensemble de la population. Reste que cette question devrait être traitée sur le plan économique de manière objective, dégagée du politique. Beaucoup de choses à régler, à remettre dans l’ordre, à soigner. Le Rif est en train de devenir le symptôme d’une maladie plus étendue : le développement et la prospérité ne bénéficient pas à tous. Des inégalités sont de plus en plus choquantes. La lutte contre les inégalités, contre les injustices, contre toute forme de mépris se généralise. Les réseaux sociaux amplifient cet état de chose et souvent en faussent les données.