J’ai assez dit la tristesse d’une société où la lecture est une pratique rare. Tout dépend de la base. L’éducation est responsable de cet état de chose. L’éducation et aussi les parents. J’ai connu des gens brillants, chirurgiens, ingénieurs, avocats qui reconnaissent n’avoir jamais lu un roman, encore moins un recueil de poésie. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent.
Ce qui est remarquable, c’est que des hommes et des femmes de ce pays, en petite quantité, continuent d’écrire dans leur coin. Ils savent que leur chance d’être lus est minime, et pourtant, ils continuent avec obstination, avec courage. Ils forcent l’admiration.
Hassan Wahbi est l’un de nos meilleurs poètes. Il écrit en français, mais qu’importe, sa poésie est d’une telle force, d’une telle profondeur que sa langue se confond avec la poésie elle-même et quand nous le lisons, il nous reste une impression d’avoir effectué un voyage au fond de l’âme d’un homme, un ami, un père qui a été frappé par le malheur, celui d’avoir perdu son fils.
L’écriture, lente, patiente, dit le chemin intérieur parcouru par cet homme qui écrit pour accepter la dure et brutale absence: «une absence survenue n’est que le début de toutes les absences à venir. Toute présence est le deuil d’elle-même», écrit-il au début de La nuit humaine (Ed. Le Fennec), un essai libre sur l’immensité de la perte.
Il écrit dans un autre recueil, Un chant dans l’étroitesse des jours, ces mots:
«car le lieu de la mort/ est nulle part/ seule ta mémoire/ habite partout/ comme un second corps,/ alliance du visible et de l’invisible,/ de la proximité et de l’éloignement,/du vivant et du révolu».
On pense à René Char qui évoquait le fait qu’on reconnaît un poète à ce qu’il n’a pas écrit. Hassan Wahbi parle du temps où l’on n’écrit pas, ce temps où «il n’y a pas de conciliabule, de réversibilité rhétorique», c’est là où l’on apprend à écrire.
Le silence et l’absence se conjuguent bien afin de donner au poète un champ assez vaste pour que les mots viennent le prendre par la main et l’obligent à écrire, à sortir ce qui bouillonne dans son ventre, dans son âme.
Toute création littéraire ou artistique importante est précédée d’un drame. Le drame est à l’origine de certaines œuvres qui marquent par leur universalité. Aucun grand poète n’a eu ce qu’on appelle bêtement «la vie facile». La vie n’est facile pour personne, sauf que les écrivains ne cultivent pas l’illusion d’un bonheur à portée de la main. La souffrance creuse son sillon dans l’âme, c’est ce qui donne des œuvres capitales.
Hassan Wahbi écrit depuis longtemps. Mais à partir du jour où la mort a emporté son fils de vingt-six ans dans son sommeil, son écriture a forcément changé, s’est amplifiée, s’est remplie par cette absence intolérable.
Il en est conscient, lit beaucoup, relit aussi des textes qui réconfortent sa soif d’exister malgré tout. Gaston Bachelard, Pascal Quignard, Emile Cioran, Nietzsche dont il cite cette phrase: «les vrais artistes de la vie, apprennent à mettre un peu d’art dans leurs sentiments». Puis, il écrit «tout éclate dans le silence de l’aimance».
J’aime ce mot qu’il a repris à Abdelkébir Khatibi: l’aimance, qu’on pourrait définir comme «être l’amant par-delà orages, séismes, fièvres du réel»; l’aimance est un amour pur et absolu.
Dans ses carnets, Hassan Wahbi passe de la réflexion sur l’amour à des actes de deuil comme par exemple sa visite au cimetière. Là, il rencontre ceux qu’il appelle «les putes du ciel», des marchands du spirituel, harceleurs par le religieux, des hypocrites, des lecteurs du Coran à toute vitesse, l’œil sur le mort présent, l’autre sur la poche de la famille du mort, un autre œil sur la porte du cimetière pour se précipiter sur un autre mort à ensevelir de leurs paroles à moitiés avalées.
Il s’interroge souvent sur l’écriture, sa nécessité, ses illusions. Il rappelle que «la langue est territoire où on ne désire pas forcément rester car il s’accompagne d’une relation conflictuelle, d’une tension de dépossession; seul le silence est hospitalier».
Son fils disparu est devenu un personnage intérieur, dans ce silence absolu, cette absence irrémédiable. Alors les mots accourent de partout pour le sauver, l’aider à sortir de ce qu’il appelle «cette nuit humaine».
Dans le recueil Petit éloge de l’aimance, il écrit:
«On ne nous a pas appris à épeler
L’alphabet du corps aimant
Le silence est trop fort
Pour laisser venir la langue désirable».
La poésie de Hassan Wahbi nous est essentielle. Vous commencez à la lire, puis, vous posez le livre et vous partez dans une méditation sur la vie, sur la mort, sur les petits riens des jours, sur les visages aimés qui passent ou s’absentent. C’est cela la poésie, la force de la poésie quand elle est totalement sincère, profondément humaine, qui ne joue ni avec les mots ni avec nos sentiments.
Au Maroc, l’écriture de la poésie, en arabe ou en français, en dialectal ou en amazigh est de plus en plus fréquente. La poésie passe souvent par le chant. Mais ce qu’écrit Hassan Wahbi doit être lu à voix basse, dans une intimité où le respect des mots vient de leur exigence, car ils viennent du plus profond de l’âme blessée du poète.