Que ceux à qui on n’a jamais volé leur téléphone portable lèvent la main! Ils ne sont pas nombreux.
Depuis que, par malheur, l’autre jour boulevard Pasteur à Tanger, on a subtilisé mon indispensable bureau, alors que je ne m’en suis même pas aperçu sur le coup, depuis que j’ai passé toute une journée à essayer, d’une part de bloquer l’objet précieux, pour qu’il ne livre aucune information au salaud indélicat, d’autre part à vite le remplacer par un frère jumeau qui aurait les mêmes caractéristiques, je suis comme des millions de citoyens, essoufflé, énervé, pris dans une colère muette qui ne résout pas le problème.
Je pense au Japon. Pourquoi le Japon ? C’est, d’après moi, le pays le plus civilisé. Au japon, on ne vole pas. Vous pouvez laisser vos affaires ouvertes sur une table dans un café, vous absenter; personne n’aura l’idée d’aller voler quoi que ce soit. Je ne dis pas que le Japon est un pays parfait, mais j’ai constaté, à travers plusieurs séjours, que le vol ne fait pas partie des traditions de ce pays.
Le vol est un sport universel. Il est pratiqué de manière éhontée et diversifiée dans certains pays, dont le Maroc.
A l’agence où je me suis présenté pour faire l’annonce de la mauvaise nouvelle, le personnel était à peine étonné. Il est blasé. Le directeur me dit : «nous enregistrons pas moins de quarante vols de téléphones portables par jour». Une jeune femme, souriante, essaie de consoler mon désarroi en me disant: «vous l’avez échappé belle, les voleurs sont souvent armés de sabres, ils frappent avant de s’emparer du téléphone. J’espère que la sauvegarde a été bien faite; on va tout retrouver; votre bureau est dans le iCloud; patience».
Non, il n’était pas bien sauvegardé. Négligence, incompétence informatique, oubli. Je n’étais pas sur un nuage, mais dedans, dans un brouillard épais et visqueux.
Je me suis rendu compte que j’étais en train de vivre la situation que je redoutais depuis toujours. Je suis dans un désert, j’ai perdu la mémoire, je marche sous un soleil de plomb, ma gourde d’eau est à sec et je ne vois personne à l’horizon susceptible de me sortir de là.
Tiens, je ne connais pas les numéros de mes enfants, ni celui de mon meilleur ami qui m’attend pour aller déjeuner, je ne connais personne qui sache par cœur les numéros importants de son entourage. Je suis déboussolé, irrité, très contrarié et je ne sais quoi faire si ce n’est d’accepter cette mauvaise plaisanterie du sort et se dire, que dans la vie, il y a des choses bien pire. La veille j’ai regardé un reportage sur les populations syriennes pourchassées par l’armée du grand égorgeur de son peuple, Bachar Al Assad. Eux, ils perdent la vie, tous les instants. Alors ton histoire de portable…
M. Steve Jobs, l’inventeur de cet objet spécial, est un génie. Un génie du bien et un super génie du mal. Non seulement il nous a attrapés dans son piège, mais nous avons tous adoré y plonger, les yeux fermés. On a appelé ce genre de téléphone, «un téléphone intelligent». J’ajouterai «intelligent pour les idiots que nous devenons». Notre mémoire s’est endormie. La facilité est devenue une habitude. La confiance aveugle s’est élargie et nous avons tout confié à cet objet de malheur dont nous ne pouvons plus nous passer. Nous sommes des esclaves consentants, pieds et poings liés.
La jeune femme de l’agence, toujours patiente et souriante, m’annonce qu’elle n’a plus de «smartphone» de la société Apple, mais d’une autre société concurrente. J’accepte parce qu’il faut téléphoner. Mais aucun de mes contacts n’est passé dans le nouvel appareil. La Corée du Sud n’est pas l’Amérique et la page de mes contacts est désespérément vide.
Me voilà, comme un mendiant, demandant au premier ami qui passe de me rappeler son numéro et celui de deux ou trois connaissances en commun. Comment reconstituer une faune de numéros dont certains sont indispensables pour la vie. Oui, pour la vie. Nous en sommes réduits à nous conduire comme des esclaves qui n’ont pas la moindre envie de se rebeller, à moins de sortir du piège et de retourner vivre sans aucune communication possible.
J’ai appris que certains ambassades et gouvernements ne communiquent plus via Internet et n’utilisent plus les smartphones. Plus confiance. On utilise de nouveau les vieilles machines à écrire et les téléphones fixes. Ainsi plus de traces des télégrammes des ambassades. Le mieux reste le contact direct, encore faut-il ne pas oublier non seulement d’éteindre les portables, mais de les éloigner le plus possible du lieu de la discussion.
Je ne suis ni un ambassadeur, ni un espion ayant des informations essentielles à communiquer. Je suis un simple citoyen qui a besoin de retrouver son téléphone portable où il y a tous ses contacts, ses photos, ses messages, ses factures, bref, tout ce qui fait sa petite vie d’un homme qui se dit moderne, en tout cas de son temps.
Alors j’adresse ici un message aux voleurs de portables : la prochaine fois, quand vous aurez emporté cet objet, soyez sympas, entrez en contact avec l’un des amis dont le numéro s’affiche. Et contre une somme, on procède à l’échange. Ce serait une façon plus humaine de voler ou de mendier.