Longtemps les artistes arabes ont été tenus à l’écart par l’Occident. Je me souviens d’un critique d’art qui tenait la page «art» dans le journal Le Monde, écarquiller les yeux quand je lui parlai d’Ahmed Cherkaoui. Il me dit: «C’est un de ces peintres naïfs?». Il ne connaissait rien de ce qui se faisait au Maghreb et au Machrek. Pour lui, les artistes de ces pays ne peuvent être que des accidents, des hasards venus à la peinture à l’insu de leur plein gré.
C’était au début des années soixante-dix. Aujourd’hui, les choses ont changé. Des toiles de Hassan Glaoui, de Jilali Gharbaoui ou de Mohamed Melehi, d’Etel Adnan, d’Abboud, et de bien d’autres sont cotées et se vendent bien dans les grandes galeries et salles de vente en Europe. Certains ont leurs œuvres dans des musées internationaux.
Ces dernières années l’attention des marchands s’est dirigée vers les artistes africains. On dit, on espère que les artistes arabes seront bientôt reconnus et mis en valeur. Ils attendent leur heure.
Brahim Alaoui, ancien directeur du musée de l’Institut du Monde Arabe, vient de publier un beau livre* sur les artistes arabes qu’il a connus et qu’il a fait, parfois, exposer. Il s’agit bien d’un regard, une vision personnelle. Ce n’est pas un catalogue, mais un vrai livre qui raconte une histoire d’amour pour la peinture du Maghreb et du Machrek contemporaine, celle d’une génération d’artistes modernes dont certains ont vécu en Europe, d’autres, une minorité, ont toujours créé dans leur propre pays. Dans l’ensemble il s’agit d’une diaspora qui a évolué avec les accidents de l’histoire.
Cinquante portraits nous racontent cette histoire et nous rappellent les débats qui traversent et hantent le monde arabe dans sa diversité depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Brahim Alaoui cite le poète Adonis qui définit à sa façon la notion de modernité: «la modernité n’est ni imitation ni rejet de l’autre. Elle est reconstruction de soi, compréhension et échange avec l’autre à la lumière de cette reconstruction».
Brahim a beaucoup voyagé dans le Machrek, allant vers des créateurs dont certains souffraient de manque de liberté et étaient persécutés par des régimes politiques illégitimes. Mais au-delà de ce contexte, hélas assez répandu dans la plupart des pays arabes, des artistes ont réussi à repousser les frontières et à entrer sur la scène de l’art moderne contemporain consacré à Londres, à New York ou à Paris.
Brahim a fait un choix. Il l’assume et rappelle «ne pas prétendre à l’exhaustivité». Du Maroc, nous trouvons Farid Belkahia, Fouad Bellamine, Chaïbia Tallal, Mounir Fatmi, Mohamed Kacimi, Mohamed Melehi et Najia Mehadji. Mais il nous fait découvrir des artistes de pratiquement tous les pays arabes dont certains ont acquis une renommée internationale, comme Etel Adanan, Dia Azzawi, Baya, Chaker Hassan Al Saïd entre autres.
Pour lui, l’arrivée de l’obscurantisme et de l’intégrisme religieux dans des pays du Proche-Orient a fait émerger une génération de «résistants». Il cite Ghada Amer, Kader Attia, Taysir Batniji, Mounir Fatmi, Amal Kenawy et Youssef Nabil. Ils sont pour lui «la démonstration créative la plus probante de leur résistance face à l’obscurantisme et aux injustices. Les multiples questions qu’ils soulèvent, tels que l’identité, la mémoire, le corps, le déplacement et l’interculturalité, sont le reflet d’une modernité en mouvement qui persévère dans la voie de la résilience, réfute l’image aseptisée que certains veulent lui coller et tend vers la construction d’un nouvel universel humain».
Brahim Alaoui fait le point sur sa vie consacrée à l’art, à la modernité tels qu’ils sont portés par des artistes d’un monde arabe divers et semblable, meurtri et ravagé par les guerres et les dictatures.
Ce n’est pas aisé de créer dans un monde perturbé de partout. Mais comme dit Jean Genet (je cite de mémoire) «derrière tout œuvre, il y a un drame». Les drames, ce n’est pas ce qui manque dans notre pauvre monde arabe. Cela ne suffit pas pour être un créateur de haute tenue, mais tous ces artistes sont mus par une volonté de dire ce monde avec ses déchirures, ses blessures, ses illusions et ses promesses.
L’art se moque des idéologies. Il est libre et se fraye un chemin dans le bruit et la fureur qui nous font mal.
Ainsi le bel ouvrage de Brahim Alaoui est une référence nécessaire pour avoir une idée assez globale et subjective sur la scène artistique arabe, contemporaine, moderne et originale. C’est une vision personnelle, intime, dont l’auteur assume toute la responsabilité. Livre utile et bien réalisé, le Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes est une œuvre qui va au-delà du bilan. Elle est en elle-même créatrice et suscite le désir d’approcher et de découvrir ces cinquante artistes, dont l’auteur rappelle la biographie, l’itinéraire et la carrière dans leur pays et ailleurs.
(*) Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes, Éditions Skira.