Il ne faut surtout pas lire les philosophes

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ChroniqueOn apprend qu’un manuel scolaire considère que la philosophie est «une production contraire à l’islam et est l’essence de la dégénérescence» (…). Sans philosophie, sans poésie, sans littérature, sans culture, une société rejoint lentement mais sûrement l’état sauvage et barbare.

Le 09/01/2017 à 10h48

Le propre de la philosophie est d’apprendre à penser avec méthode et rigueur, d’avoir l’esprit ouvert et critique. C’est en ce sens que la philosophie pourrait constituer un danger pour une société qui s’accroche à ses certitudes et qui ne veut surtout pas savoir ce qui se passe en dehors de ses frontières.

L’amour de la sagesse (telle est l’étymologie du mot) est dangereux pour ceux qui croient que penser est un début de trahison, une dérive vers la révolte et une porte ouverte pour le désordre social et, dans le domaine de la religion, c’est le triomphe du doute, de l’athéisme et de l’apostasie.

Pourquoi apprendre à penser quand tout a déjà été pensé et qu’il suffit de suivre le chemin tracé depuis des millénaires?

Donc, pas de philosophie, pas de pensée, pas de savoir, pas de réflexion, pas de débats, pas de contradictions, pas de mouvement, donc pas de vie.

Alors, il faut dès maintenant arrêter de lire et d’étudier les philosophes, tous ceux qui ont pensé le monde, la vie, la mort, la condition humaine, tous ceux qui ont ouvert des esprits, qui ont permis à l’humanité d’avancer, qui ont donné au progrès un sens et à la science une destinée humaine et positive.

On va d’abord interdire la lecture des grands philosophes non musulmans, c’est logique.

Je les cite au hasard : Platon, Socrate, Plotin, Aristote, Epicure, Spinoza, Kant, Descartes, Pascal, Leibnitz, Machiavel, Voltaire (surtout celui-là), Montaigne, Nietzsche (Oh, à fuir comme la peste), Schopenhauer, Marx (très dangereux), Engels, Proudhon, Kierkegaard, Husserl, Heidegger, Freud, Sartre, Foucault, Deleuze…

Tous ceux-là et bien d’autres sont à éliminer.

Tant qu’on y est, il faut aussi se méfier des philosophes de ce qu’on appelle «l’âge d’or de l’islam». Il ne faut plus lire : Ibn Sina, Al Kindi, Al Farabi, Al Ghazali, Ibn Rochd, Ibn Hazm, Al Idrissi, Ibn Khaldoun, Hassan Al Wazzan (Léon l’Africain)…

Tant qu’on y est, il faut abolir les poètes, car entre la philosophie et la poésie, il y a plus qu’une parenté, l’une soutient l’autre. Plus d’Al Maari, ni Al Moutannabi, ni Châbbi, ni Chawki, ni Jalal Eddine Al Roumi, encore moins Al Hallaj (exécuté en 910 à Bagdad pour avoir dit «Ana Al Haq»), ni Al Manfalouti, ni Abu Nouwas (très dangereux, celui-là !), ni, plus proche de nous, Al Bayati, Mahmoud Darwich, Adonis, Mohamed Bennis, Abdellatif Laâbi…

On arrête de plaisanter.

J’ai fait une licence en philosophie à la faculté des lettres de Rabat. Je n’oublierai jamais ces années d’apprentissage, de doute, de discussion, de débats et d’ouverture sur le savoir et le monde. Ma pensée et mon être ont été structurés par la fréquentation de la philosophie. Après les manifestations des étudiants en mars 1965 et d’autres grèves et protestations des élèves et étudiants jusqu’en 1971, le général Oufkir de sinistre mémoire, décida de remplacer l’enseignement de la philosophie générale par celui de la pensée islamique en langue arabe. Une façon d’en finir avec l’universalité de la culture et de la pensée, ce qui n’excluait pas le fait d’étudier la pensée islamique qui a son importance et sa place dans la philosophie universelle.

Une quarantaine d’années plus tard, nous savons ce que cette décision a eu comme conséquences. Non que l’enseignement de cette pensée ait été inutile, mais ce qui a été fatal pour la formation de l’élève marocain, c’est qu’il a été privé d’apprendre ce qu’a été la philosophie depuis Platon jusqu’à nos jours. Son esprit a eu un horizon unique et forcément limité. On a écarté de grands penseurs et évité la diversité.

Aujourd’hui, on apprend qu’un manuel scolaire «Manar at tarbia al islamyia» considère que la philosophie est «une production contraire à l’islam et est l’essence de la dégénérescence». Les auteurs de ce manuel se sont inspirés d’un certain théologien du XIIIème siècle, Ibn As Salah Achahrazouri qui considérait la philosophie comme «le summum de la démence et de la dépravation».

Halte ! Sa Majesté le roi a demandé qu’on révise les manuels scolaires. Pourquoi a-t-on laissé ce manuel là diffuser des idées démentes et dépravantes? Sans philosophie, sans poésie, sans littérature, sans culture, une société rejoint lentement mais sûrement l’état sauvage et barbare.

Dans un roman à paraître en février prochain Villa Taylor de Canesi et Rahmani, on trouve cette citation de Winston Churchill qui répondait à ceux qui lui demandaient de couper dans le budget de la culture pour soutenir l’effort de guerre : «Alors pourquoi nous battons-nous?».

Interrogé par Le Monde, Noureddine Affaya, professeur de philosophie moderne et d’esthétique à l’université Mohammed V de Rabat, auteur de De la critique philosophique contemporaine a précisé les choses: «Les professeurs de philosophie sont des foyers de résistance contre la bêtise, la régression et l’amalgame. Et, heureusement, des espaces d’expression et d’apprentissage de l’esprit critique émergent, que ce soit grâce aux supports numériques ou dans des lieux de vie culturels qui échappent au contrôle des différents censeurs.»

Par Tahar Ben Jelloun
Le 09/01/2017 à 10h48