Chez nous, nous aimons celles et ceux qui réussissent et nous en sommes fiers. En même temps nous les détestons. Ils nous agacent. Ce sentiment est étrange. Dicté par la jalousie et la frustration, enrobé d’envie et de prétention, il est difficile à comprendre. Et cela dure depuis longtemps. Heureusement, il concerne une petite minorité qui écrit et voudrait publier et avoir du succès. Normal.
La meilleure attitude à avoir c’est être indulgent et cultiver l’indifférence. Si on se mettait à répondre à chacun et à chacune qui n’aiment pas votre livre ou votre film ou qui sont persuadés qu’ils ont du talent mais que l’éditeur ou le distributeur occidental n’a pas repéré, on ne s’en sortirait pas.
La critique a toujours existé. Elle est nécessaire et a son rôle à jouer. Nous ne sommes pas contre la critique. Nous sommes contre les textes nourris par la haine et l’insulte.
Depuis que je publie, j’ai eu droit à tous les degrés de cette jalousie qui ne dit pas son nom. Je ne suis pas le seul. Je ne cesse de me dire «on ne peut pas plaire à tout le monde». On ne peut pas satisfaire toutes les attentes. Nous sommes comme ces oiseaux de René Char la tête dans un buisson de questions.
Pourquoi n’arrivons-nous pas à établir un débat calme et respectueux à propos de l’écriture et de la publication dans de grandes maisons en France? Trop d’injustice pour les uns, trop de frustration pour les autres.
Le premier roman de Leila Slimani, «Dans le jardin de l’ogre», a été envoyé par la poste à un éditeur chez Gallimard, Jean-Marie Laclavetine qui l’a lu, l’a apprécié et l’a présenté au comité de lecture qui a voté pour sa publication.
La chance est passée par là. Mais si le texte de Slimani n’était pas bon, chance ou pas, il n’aurait jamais vu le jour.
La suite, on la connaît. Prix Goncourt pour «Chanson douce» en 2016. Il est vrai que j’ai soutenu ce livre auprès des neuf autres membres de l’Académie Goncourt. Mon soutien consistait à leur demander de le lire. C’est tout. Il s’est trouvé qu’une majorité l’a aimé et a voté pour lui. En aucun cas vous ne pouvez faire pression sur un membre du jury Goncourt pour changer son vote. Ça ne se fait pas, ça ne se fait plus.
Le succès de sa saga familiale est largement mérité. Les médias dans leur ensemble ont suivi et le succès de Slimani est dû principalement à la qualité de ce qu’elle écrit et à son ambition d’aller loin dans sa carrière. Ce n’est pas une paresseuse. Elle fonce, s’oppose, dénonce, réclame ses droits en tant que femme appartenant à deux pays, deux cultures. Elle ne se repose pas sur ses lauriers. Elle est animée par une grande ambition. Et alors? C’est plutôt une qualité. Mais pourquoi ça gêne tant certains?
Tout ce qu’il m’est arrivé d’entendre sur Slimani au Maroc m’a déconcerté. Cela m’a rappelé les réactions mitigées –admiration, fierté et rejet– à l’époque de mon Goncourt en 1987. Je ne retiens de cela que le bien. Les mauvaises langues, les diffamations par paquet, les insinuations odieuses, je les oublie. Car le peuple marocain, même quand il ne sait pas lire, sait reconnaître ceux et celles qui réussissent et avoue sa fierté. Cela a toujours été émouvant d’être interpellé dans la rue souvent pour prendre une photo et me dire «mes enfants vous lisent à l’école». Quel bonheur!
C’est avec les autres que le problème persiste. Je reçois des manuscrits que je renvoie pour deux raisons: je ne suis pas éditeur; je n’ai pas le temps pour faire l’éditeur. Avec les lectures des livres pour le Goncourt, nous n’avons plus de temps de lire autre chose. Nous sommes au service de cette Académie pour faire vivre la littérature écrite en français. Ce travail –bénévole– ne nous laisse pas le temps de faire autre chose.
Dernièrement, un individu a douté de mes «capacités intellectuelles et cervicales» (sic) pour répondre à ses attaques. Entendez par là, «le vieux est en train d’entrer dans la démence sénile». Peut-être. Mais je n’ai aucune envie de montrer à ce monsieur les résultats de mes analyses et l’état de ma santé physique et mentale. Je préfère l’ignorer et continuer à travailler. On me dit qu’il a publié un livre. Tant mieux pour lui. Je lui souhaite d’avoir du succès et de confronter un jour les salves d’insultes comme il vient de le faire à mon égard.
Dans une société où l’individu n’est pas reconnu, (c’est le cas de l’ensemble des pays arabes), un écrivain ou un artiste qui réussit à émerger et à avoir la reconnaissance de ses pairs dans le monde, énerve celui qui a du mal à écrire et surtout du mal à trouver un éditeur au niveau international. Cet énervement se traduit souvent par des paroles diffamatoires.
Finalement, ce constat est pathétique. Pourtant de plus en plus de jeunes écrivent et sont publiés dans de bonnes maisons d’édition marocaines. Cela me réjouit à chaque fois que je prends connaissance d’un de leurs ouvrages.