La lecture, «ce vice impuni»

Famille Ben Jelloun

ChroniqueDes familles très aisées ignorent l’existence des livres. Ces familles dépensent un argent fou pour la piscine, le gazon, les fêtes, et à aucun moment, elles ne pensent à réserver, dans la grande maison, un espace à une bibliothèque, un coin qui serait idéal pour les enfants et aussi pour les parents.

Le 26/12/2022 à 11h00

Alejo Carpentier (1904-1980) est un immense écrivain cubain. Je n’aurais peut-être jamais lu ses romans si notre professeur de littérature n’avait profité de son passage dans la ville du Détroit pour l’inviter à rencontrer des élèves qui apprenaient l’espagnol en seconde langue. Il s’exprimait dans un français impeccable et raffiné; de temps à autre en castillan, sa langue maternelle. Nous étions fascinés par son élégance, par la pertinence de ce qu’il nous disait (il nous avait parlé de Cervantès et de son chef-d’œuvre «Don Quichotte de la Mancha»).

Ce n’est pas un écrivain facile à lire, mais sa rencontre a laissé une grande empreinte dans ma mémoire. Plus tard, je crois avoir tout lu de ce visiteur exceptionnel. Je recommande en particulier son roman «Le partage des eaux».

A l’époque, il n’était pas courant que des écrivains visitent les écoles. De là, vient sans doute ma passion d’aller parler aux élèves des écoles et collèges.

Comme chaque année, je viens de faire des rencontres avec des élèves de primaire, collège et lycée, dans des écoles privées et d’autres publiques. Cette année, je suis allé à Tanger, Casa puis Agadir.

L’impression générale est toujours la même: ces rencontres me rendent heureux. Il y a une grande attente chez ces enfants et le fait de leur rendre visite, de passer deux heures avec eux à parler du métier d’écrivain, du racisme, de la philosophie, les marque et change quelque chose dans leurs habitudes. Ainsi mon ambition est de les pousser à lire, lire quotidiennement, lire et aussi discuter entre eux de ce qu’ils lisent. Lire en arabe, en français et même en d’autres langues. Le principal, c’est d’attraper cette habitude, ce que Valéry Larbaud (1881-1957) appelait ce «vice raffiné et impuni», traitant la lecture d’«égoïste, sereine et durable ivresse».

Ces visites devraient se généraliser. Les artistes marocains devraient prendre un peu de leur temps et aller expliquer à des enfants attentifs ce qu’ils font, comment ils peignent et pourquoi. Ce serait une belle découverte pour la plupart de ces enfants qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée.

Il en serait de même des musiciens et chanteurs. Mettre l’art à la portée des plus jeunes serait une belle initiative.

Le ministère a décidé de faire de la lecture une nécessité. Faire lire les plus petits et aussi les grands. Vaste programme fondamental.

J’ai l’habitude de comparer le livre à un ami, un ami fidèle. Il sera toujours là quand on a besoin de compagnie, de rêve et de voyage. Cet ami devra d’abord entrer à la maison. Or, que de belles demeures de familles très aisées ignorent l’existence des livres. Ces familles dépensent un argent fou pour la piscine, le gazon, les fêtes, et à aucun moment, elles ne pensent à réserver, dans la grande maison, un espace à une bibliothèque, un coin qui serait idéal pour les enfants et aussi pour les parents.

J’en ai parlé une fois à un ami architecte. Il m’a répondu avec un éclat de rire: «Pour les gens, ce sera un espace inutile; à la place ils préfèrent une salle pour regarder tranquillement la télévision ou projeter des films et des séries américaines.»

Je n’ai rien contre la télé ni le cinéma, au contraire, mais l’un n’empêche pas l’autre. Regarder un bon film, puis lire un bon roman sont des occupations aussi importantes que les séances de sport ou du yoga. Si les parents ne participent pas à la campagne de faire de la lecture un exercice important et quotidien, leurs enfants auront du mal à plonger dans un livre et à en faire un ami.

Voici quelques phrases en guise d’incitation à la lecture:

Lire, c’est donner à notre respiration un supplément d’âme qui nous ouvre des portes et fenêtres.

Lire, c’est une preuve d’humilité: nous lisons pour combler nos manques et nos failles.

Lire, c’est pousser la porte d’un inconnu ou d’une inconnue et accepter d’être hébergé dans ses maisons, ses prairies, ses montagnes, ses époques où tout est possible.

La lecture est d’abord un plaisir. Plus qu’une curiosité, c’est une démarche qui nous pousse à faire confiance à un livre qui a besoin de nous pour continuer d’exister.

On peut passer toute une vie sans jamais avoir ouvert un livre. Mais sait-on au moins que nous quittons ce monde dans une immense pauvreté et sécheresse?

Une maison sans livres est une demeure inachevée. Il lui manque l’essentiel: les murs et le toit qui nous élèvent vers l’esprit et la rencontre avec la beauté.

Qu’importe si l’on meurt idiot. Le principal c’est de ne pas accepter de vivre idiot, c’est-à-dire sans curiosité, sans lecture, sans rencontres, sans amour.

Puisse cette incitation à la lecture éveiller quelques consciences et faire du livre un ami indispensable.

La lecture est un voyage immobile où l’on ne connaît pas les ennuis du transport, la cohue des aéroports, l’attente d’un taxi ou le passage bloqué par la fouille sécuritaire.

En lisant, on annule le monde autour de nous, on supprime le bruit, on s’éloigne des emmerdeurs, on va de l’avant suivant un écrivain souvent assez fou de se confier à nous et de nous demander de le croire.

La lecture est un des remèdes les plus efficaces contre la solitude.

La lecture est ce qui permet à notre esprit de s’enrichir et de se hisser au-dessus des banalités du quotidien.

Puisse cette incitation à la lecture éveiller quelques consciences et faire du livre un ami indispensable.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 26/12/2022 à 11h00