Tout en étant confiné, reclus dans un appartement, face à une rue désertée, ensoleillée par excès par un printemps qui se moque avec arrogance de notre faiblesse, un printemps cruel qui passe par là, pendant que des arbres fleurissent et que des bourgeons surgissent, je m’informe. Le moins possible, car les chaînes de télé sont des boîtes qui fabriquent de l’angoisse et de la peur.
Une cacophonie insupportable s’étale sur toutes les chaînes TV où des spécialistes, des chercheurs, des experts, des psychiatres, des imposteurs essaient d’expliquer quelque chose qu’ils ne connaissent pas ou nous donnent des éléments de quoi nous empêcher de dormir ou même d’espérer.
Mais ce n’est pas parce que la télé est éteinte que les mauvaises nouvelles ne nous parviennent pas. Ainsi, jeudi matin, j’apprends par une dépêche sur mon téléphone, la mort d’un ami, un bon copain, un grand écrivain, le Chilien Luis Sepulveda. Il avait soixante-dix ans, emporté par le coronavirus après avoir participé à une rencontre littéraire au Portugal. Luis Sepulveda est l’auteur d’un grand livre traduit et lu dans le monde entier : «Le vieux qui lisait des romans d’amour» (1992).
Nous nous sommes connus à Turin, où deux fois par an, nous nous retrouvions en tant que membres du jury du Prix Grinzane Cavour, créé et animé de main de maître par le très regretté Giuliano Soria, professeur de littérature latino-américaine à l’université de Rome.
Je dirais que Sepulveda était méditerranéen, lui, né au Chili d’un père d’origine andalouse et d’une mère d’origine indienne de la tribu Mapuche. Méditerranéen dans le sens de la chaleur amicale immédiate, de la générosité naturelle et de l’amitié simple.
«Le vieux qui lisait des romans d’amour» est l’histoire d’un homme veuf, connaisseur de la forêt amazonienne, de son peuple et de la barbarie des blancs qui ont massacré ces Indiens d’Amérique latine en toute impunité. Il s’appelle Antonio José Bolivar. Voici comment commence le roman:
«Le ciel était une panse d’un âne gonflée qui pendait très bas, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses qui ornaient la façade de la mairie.»
Cela rappelle les premières lignes de «Pedro Paramo» le chef d’œuvre du Mexicain Juan Rulfo.
Luis Sepulveda est un conteur. Il commence par décrire l’environnement où se déroule son histoire et poursuit son récit avec des mots simples, car il s’adresse à des gens du peuple, des hommes et des femmes qui ont besoin qu’on leur raconte des histoires, peut-être des histoires de leurs terres, de leurs ancêtres.
Luis Sepulveda, était ce qu’on n’ose plus aujourd’hui écrire, «un écrivain engagé». En 1973, il a manifesté pour soutenir Salvador Allende, lequel sera assassiné en direct par des militaires qui étaient aux ordres de l’administration américaine de l’époque. Pinochet prendra le pouvoir en exerçant une dictature atroce avec l’aide militaire et financière des Américains. Le jeune militant Sepulveda sera arrêté et condamné à 28 ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Grâce à une campagne d’Amnesty international, il sera libéré moins de trois ans après.
En 1977, Sepulveda s’exile en Suède, puis en Allemagne, avant de s’installer en 1996 à Gijon, dans les Asturies, au nord de l’Espagne.
Toute sa vie sera marquée par le principe de la lutte pour la justice. Il dit: «je crois à la force militante des mots». En 2009, il publie «L’ombre de ce que nous avons été». Ce besoin, non de vengeance, mais de justice pour les victimes de la dictature de Pinochet dont les polices ont tué des milliers de jeunes gens, était l’obsession de Luis.
Aujourd’hui, Luis Sepulveda a rejoint ses amis morts sous la torture. Il a suffi d’un virus invisible à l’œil nu, une petite vacherie qui tue sans faire de distinction entre les bons et les mauvais, entre les grands hommes et les autres.
L’ami est mort. Reste son œuvre et sa voix que j’entends encore, une voix travaillée par le tabac. Il fumait des cigarillos. II fumait beaucoup. Sur sa route, de retour du Portugal, il a rencontré la vacherie qui l’a emporté en quinze jours.
Voici ce qu’écrivait Pierre Lepape dans Le Monde à propos de «Le vieux qui lisait des romans d’amour»:
«Il ne faut pas vingt lignes pour qu’on tombe sous le charme de cette feinte candeur, de cette fausse légèreté, de cette innocence rusée. Ensuite, on file sans pouvoir s’arrêter jusqu’à une fin que notre plaisir juge trop rapide.»
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