On ne va pas à l’école pour apprendre une langue qu’on connaît déjà puisqu’on la pratique quotidiennement. Avec, dans certaines régions, l’amazighe, la darija est la langue de communication de l’ensemble des Marocains. En classe on apprend la langue mère, la langue d’origine, la source, la langue classique, langue du Coran. Pourquoi faut-il bien maîtriser la langue classique? C’est le moyen qui donne un sens à la notion quelque peu malmenée de l’arabité. Lorsque deux Arabes se rencontrent, ils sont obligés de recourir à la langue classique pour communiquer. Si chacun utilise sa darija ou son dialecte, ce sera un dialogue de sourds.
Je sais que le monde arabe est une fiction ou plus précisément une déception. Mais ce qui nous lie encore un peu c’est la langue écrite, c’est le livre. Je sais aussi qu’un livre publié en Egypte a du mal à circuler d’un pays arabe à un autre. Je sais aussi que les citoyens arabes ont pour la plupart déserté la lecture. Un best-seller en Egypte, me disait à l’époque le Nobel Naguib Mahfouz, c’est trois mille exemplaires! Il voulait aussi me signaler que la piraterie et le vol font le reste. Triste constat qui n’a pas changé.
Ce n’est pas une raison pour abandonner la langue d’Al Jâhiz (776-867) ou d’Ibn Arabi (1165-1240) pour la remplacer par un sabir que ne comprendra que celui qui l’utilise.
Introduire l’étude de la darija à l’école, c’est simplement démagogique et inutile. En revanche, rien ne nous empêche de repenser la langue classique et la rendre plus malléable afin que le maximum de personnes puisse la comprendre. La réformer, la simplifier, lui donner un statut plus modeste, cela est possible, mais je ne vois pas des linguistes se pencher sur cette vieille et belle dame pour la mettre au niveau du plus grand nombre de gens.
Le fossé entre les intellectuels arabes et la population est énorme. Il est ancien et toujours incompréhensible. Non seulement ils s’isolent avec une langue faite pour l’élite, mais ils ne font pas l’effort d’écrire une langue arabe plus proche de la population. Cela dure depuis très longtemps, sauf qu’aujourd’hui, la communication évolue et on ne peut pas continuer à ignorer les avancées que font les autres langues dans le monde. Deux Arabes de pays différents auront parfois recours à l’anglais ou le français pour se faire comprendre. C’est que ni l’un ni l’autre ne maîtrise l’arabe classique.
Il faudra trouver une langue entre la pureté du classique et une facilité de compréhension de la part du grand public. Cela pourrait se faire à travers la presse et le cinéma. Se dégager lentement de la darija de chacun pour investir une langue classique à la portée de tous. Cela, des linguistes modernes pourraient tout à fait le faire et le réussir. Mais apparemment personne ne le leur demande.
Au Maroc, j’ai lu l’autre jour un recueil de poésie écrit entièrement en "amyia", c’est-à-dire en darija. L’auteur, c’est Mourad El Kadiri, président de «La Maison de la poésie au Maroc». C’est un poète, sans conteste. Mais son recueil ne franchira aucune frontière arabe. C’est le signal d’un repli, d’une fermeture sur soi. La tentative est sympathique, car la darija est une langue férue de poésie, de métaphores et de symbolisme. C’est beau à entendre. Mais si chacun se mettait à écrire dans sa darija, il n’y aurait plus aucun contact possible entre les Arabes.
J’entends certains soupirer et dire «tant mieux! On n’a rien à faire ensemble!». Oui, peut-être, mais n’insultons pas l’avenir. Le drame actuel du monde arabe – il dure depuis plus d’un demi-siècle – finira un jour par s’épuiser et donner la paix aux centaines de millions de citoyens qui n’en peuvent plus des guerres, des dictatures et du parti unique. On a tous nourri de l’espoir avec ce qu’on a appelé trop vite «le printemps arabe». On sait ce que cela a donné. Ibn Khaldoun a dit aux Arabes de son époque leurs quatre vérités. Le contexte a changé, mais les problèmes, notamment linguistiques, demeurent et s’aggravent.
La darija vit et se porte à merveille. Ne la cassons pas en l’introduisant dans l’école. Elle est libre, belle, inventive et surprenante. En revanche, plus que jamais, l’arabe classique devrait être enseigné avec rigueur et exigence. Car sa beauté, ses mystères et sa force rayonnent au-delà du monde arabe qui, lui, ne se porte pas si bien.