Le drame qui a eu lieu le 25 septembre dernier, quand la jeune Hayat, dix-neuf ans, étudiante en droit, est morte par des balles tirées par les garde-côtes au large de M’Diq est doublement douloureux. Il est insupportable qu’on soit aujourd’hui victime d’une chasse contre des candidats à l’émigration clandestine, même si le conducteur de l’embarcation avait soigneusement dissimulé les «harragas» sous une bâche. Il est aussi scandaleux que l’arrestation de l’embarcation «Go-Fast», qui a pris la fuite au lieu de s’arrêter suite aux sommations des gardes armés, ait donné lieu à un tel drame.
Mais au-delà de cette tragédie qui a bouleversé le Maroc, il faut revenir à la situation que vivent beaucoup de jeunes, étudiants ou pas, chômeurs ou même ceux qui ont un travail : l’envie viscérale de partir, de quitter le pays tout en sachant que l’Europe ce n’est pas le paradis, que le racisme anti-arabe est virulent, que l’immigration est devenue le thème politique favori des partis de droite et d’extrême-droite et que rien de bon ne les attend là-bas.
«Partir !» En 2006, j’avais publié un roman avec ce titre. Je pensais alerter les responsables et aussi les jeunes sur un phénomène qui implique violence, drame et humiliation. Mais la littérature a ses limites et jamais un livre, quelle que soit sa force, n’arrêtera le mouvement d’une réalité malheureuse.
Le Maroc se développe et produit des richesses. Le Maroc de Mohammed VI est de loin plus prospère et davantage vivable si on le compare à celui des années de plomb où toute l’énergie du pouvoir de l’époque était concentrée sur la sécurité du régime et l’oubli conscient des problèmes de la population.
Mais voilà que nous découvrons que le développement actuel profite en premier lieu à une petite classe, riche, très riche, vivant dans un Maroc virtuel, idéal et très éloigné de la réalité qui concerne l’écrasante majorité des Marocains.
Les banques, les offices, les institutions sont au service de ceux qui cumulent les fonctions et les investissements sans la moindre ristourne au peuple qui regarde ce décalage avec rage et parfois aussi avec humour, avec dérision.
L’arrogance des riches, les festivités qu’ils s’offrent en dépensant des millions de dirhams en une soirée, le mépris qu’ils affichent pour tout ce qui n’est pas de leur catégorie, les humiliations qu’ils se permettent face aux malheureux qui sont à leur service, le personnel domestique, l’absence totale de pensée et de réflexion, tout cela entraîne le Maroc vers une catastrophe annoncée.
Il y a trop d’injustice, trop d’inégalités, trop d’égoïsme, trop d’autosatisfaction.
Pendant ce temps-là, les jeunes issus de milieux modestes ou carrément pauvres se débrouillent. La violence qui leur est faite, ils la retourneront un jour contre les autres. Voilà pourquoi le phantasme ou l’obsession de partir occupent énormément d’esprits.
Le cas de Hayat n’est pas exceptionnel ou isolé. Une étudiante en droit a perçu que l’avenir ne lui appartenait pas, qu’il ne lui offrait rien de palpable, que la vie était dure et que rien n’annonçait une embellie qui redonnerait espoir à une jeunesse abandonnée, sortant pour certains des universités, pour d’autres ayant abandonné les études.
Dans une chronique assez naïve, je l’avoue, j’avais, l’an passé, demandé à nos milliardaires, à ceux qui ont amassé des fortunes colossales grâce au Maroc et aux Marocains, de penser à ceux qui n’ont rien, à imiter l’action fantastique d’un Bill Gates, qui, avec une quarantaine de milliardaires a décidé de venir en aide à des populations en difficultés dans le monde. Pourquoi nos hommes fortunés ne font rien pour le peuple ? Le vendredi ils font l’aumône à la sortie des mosquées ! Il ne s’agit pas de partager, il s’agit simplement de prendre en charge des secteurs qui souffrent d’un manque de moyens, d’avoir un peu de générosité, de solidarité. Cela ne les ruinera pas. Un jour la mort les emportera et eux n’emporteront rien avec eux. Mais l’être humain est ainsi fait. L’argent, plus il en gagne, plus il en veut. Jamais rassasié, jamais humain, toujours plus, toujours en haut de la cime, pensant qu’ainsi, il se rapprocherait du ciel, de Dieu.
Que le cas de Hayat fasse réfléchir ceux qui nous gouvernent. Je sais, le gouvernement est dans un état pathétique. La coalition en place ne cesse de se déchirer. Peut-être le moment est-il arrivé d’en finir avec cette façade soi-disant démocratique et nous devons nous concentrer sur le développement réel et juste du pays, sur l’état de la santé et de l’éducation. Comme l’a récemment rappelé le philosophe Ali Benmakhlouf dans une conférence à Casablanca, «l’éducation éteint les incendies sociaux. Or nous sommes dans l’incendie social».
Il faut reconnaître une évidence: vu le niveau élevé de l’abstention, le parlement élu, ne représente pas vraiment le Maroc et les Marocains. On devrait tout arrêter et réfléchir à la suite: que les citoyens reprennent confiance dans la politique, qu’ils votent en masse (quitte à rendre le vote obligatoire comme en Belgique, Grèce, Danemark) et là, on pourra jouer la carte de la démocratie, qui n’est pas une simple technique, mais une valeur qui s’apprend, s’enseigne et se défend. La démocratie devrait commencer à l’école, dans la famille, dans le vivre et agir ensemble. Cela s’apprend. Ça ne descend pas du ciel. Or, à ma connaissance, cette valeur ne fait pas partie des programmes de l’éducation nationale.
En attendant, des hommes de bonne volonté, des ingénieurs, des scientifiques, des économistes, des intellectuels éclairés, des responsables, ceux qu’on appelle les technocrates, de bons patriotes devraient prendre en main les affaires du pays. Les partis ont failli. Plus personne ne leur fait confiance. Qu’ils fassent leur autocritique, qu’ils respectent un peu plus le peuple marocain et ils pourraient revenir sur la scène en ayant, comme unique préoccupation, l’intérêt national.