Pour abonder dans le sens de la dernière chronique de mon ami Fouad Laroui, (un ancien ministre hollandais devenu chauffeur de bus), j’apporte quelques témoignages:
*Un jour je prends le bus au centre de Stockholm pour me rendre dans une banlieue où se trouve le grand magasin Ikea. L’ambiance dans le bus était calme et sympathique. A un arrêt, un vieux monsieur monte, pardessus gris et chapeau noir, un vieux cartable en cuir à la main. Une jeune femme l’invite à lui céder sa place, il refuse gentiment et fait le voyage debout. Ce petit bonhomme m’intriguait. Je demandai à Mats, mon traducteur, s’il connaissait cet homme. Il me dit, «oui, c’est Ingvar Kamprad, l’inventeur et le propriétaire d’Ikea». Il se rendait ainsi à son bureau pour travailler. Il ne portait sur lui aucun signe de son immense fortune. Dans ces pays, l’argent n’est pas une valeur à exhiber. Cet homme vient de décéder à l’âge de 91 ans dans la plus grande discrétion.
*Le lendemain, j’étais au salon du livre de Göteborg, au sud-ouest de Stockholm. Après la présentation d’un de mes livres, séance de dédicaces. Les gens faisaient la queue. Mats me dit: «tu viens de signer ton livre au ministre des Affaires étrangères», un homme en jeans et parka quelconque. Rien ne le distinguait des autres lecteurs. Plus tard, je l’ai vu repartir sur son vélo. Arrive un immense acteur d’Ingmar Bergman, Erland Josephson («Scènes de la vie conjugale»). Il est seul, il me dit bonjour en français puis continue en anglais : «juste une signature». Il ne m’a pas laissé le temps de lui dire combien je l’admirais. Il est parti, s’est fondu dans la foule. Ni garde du corps, ni photographes, ni jeunes filles en délire devant cette star si discrète.
*Un soir je dîne à Tokyo avec mon éditeur et mon traducteur. Chacun avait son vélo muni d’un bac où il y avait leur sac ou cartable avec notamment dedans un ordinateur et d’autres objets de valeur. Nous arrivons au restaurant. Ils déposèrent leurs vélos en face, dans un lieu réservé pour cela. Non seulement ils n’ont pas attaché leurs vélos, mais ils y ont laissé leur sac et cartable avec les ordinateurs bien visibles. Je leur fais remarquer qu’ils ont oublié de prendre leurs affaires. «Pas du tout, on les laisse dehors pour ne pas encombrer le restaurant». Vous ne craignez pas qu’on vous les vole? Eclats de rire joyeux. Le traducteur qui avait fait ses études à Paris me répond : «mais, nous ne sommes pas ici en France !» J’aurais aimé ajouter «ni au Maroc», mais je me suis abstenu. L’éditeur m’explique ensuite qu’au Japon, en dehors évidemment d’une mafia sophistiquée, on ne vole pas les vélos ni les affaires laissées dessus. Question d’éducation, de principes et de civisme.
Passons à présent à notre cher pays:
*Un jour à Tanger. J’allais sortir ma voiture du garage quand un agent de police me fait signe d’arrêter le moteur et de ne plus bouger. J’entendis des sirènes. Je me suis dit «ce n’est pas Sa Majesté ; le roi est en visite officielle aux Emirats; c’est peut-être son fils ou son frère…» J’attendis que la très haute personnalité passe. C’était un ministre dont j’ai oublié et le visage et le nom. Evidemment ni sa voiture ni celles qui le suivaient ne s’arrêtèrent au feu rouge.
J’imagine que cette scène est assez fréquente dans notre beau pays. Ces pratiques devraient être interdites. Nous sommes une société modeste et nous devons cesser de nous donner l’importance que nous n’avons pas. Assez d’accorder tant d’intérêt aux apparences, au faste artificiel, au spectacle sans intérêt.
*Je fais la queue chez Maroc Telecom après avoir tiré un ticket numéroté. J’attendais sagement quand je vois un jeune couple, lui une barbe teintée avec du henné, elle, voilée évidemment en noir comme un corbeau apeuré. Le couple passe devant tout le monde et se met à parler avec un des agents. Personne ne bouge. J’eus le malheur de lui faire remarquer calmement qu’il devait faire la queue comme tout le monde, prendre un ticket et attendre son tour.
Là, le barbu vient vers moi le poing levé dans l’intention de m’assommer. J’ai oublié de vous dire qu’il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt et qu’il devait peser cent kilos.
J’essayai de me protéger, là, il renonça et me dit «si tu n’es pas content je te casse les dents». Venant juste de refaire une partie de mes trente-deux dents, je n’avais aucune envie de les voir éparpillées sur le carrelage de l’agence.
Entre-temps, personne n’avait réagi ou ne vint à mon secours.
Ce jour-là, j’avais compris que nous sommes entrés dans le chaos de la loi du plus fort, le tout enroulé dans un discours islamiste qui ne peut en aucun cas excuser ou justifier ce manque de civisme, cette barbarie qui ne cesse de se répandre dans notre beau pays. Si j’étais de la même trempe que lui, je lui aurais coupé la barbe et arraché le voile de l’hypocrisie à sa femme, objet sans avenir. Mais mon éducation m’a donné des principes et des valeurs à respecter même quand on est agressé par la bêtise et l’absence de tout civisme.
Reste l’histoire du ministre hollandais. C’est un exemple exceptionnel. Non seulement c’est impensable chez nous, mais même en France. Dans les pays nordiques, les hommes et femmes politiques sont au service du peuple et de l’intérêt général. Ils peuvent du jour au lendemain passer d'un poste de ministre à celui d’enseignant ou d’artisan, si tel était leur métier d’origine. Etre député ou ministre n’est pas une promotion de son égo. C’est un travail comme un autre, avec davantage de responsabilités. Or chez nous nombreux sont ceux qui deviennent député ou ministre en vue de faire fructifier leurs affaires privées et oublient simplement leurs devoirs. Ils se trouvent dans tous les partis. La notion du service public n’a pas été intégrée dans leur logiciel de vie. C’est pour cela que le peuple ne croit plus aux politiques et ne se déplace presque plus pour voter. La démocratie est une culture. Or elle est trahie tout le temps. Qu’on cesse de nous bassiner avec ce concept que nos comportements ignorent ou méprisent.