Mercredi 3 novembre à 12h45, on saura si l’Académie Goncourt créera l’événement littéraire de l’année ou bien, elle aura voté dans l’esprit consensuel pour un roman dont le couronnement ne fera pas date.
Le Prix Goncourt est en train de s’imposer au niveau international comme le prix le plus prestigieux au monde, allant jusqu’à rendre le Nobel plus ou moins terne. Le jour de son attribution, pas moins d’une centaine de journalistes du monde entier se précipitent Place Gaillon pour couvrir l’événement. C’est exceptionnel.
Un Goncourt est traduit immédiatement dans une quarantaine de langues. Son tirage peut, comme ce fut le cas pour le Prix de l’année dernière, «L’Anomalie» de Hervé Le Tellier (Gallimard) atteindre le million d’exemplaires. Il n’y eut que «L’Amant» de Marguerite Duras qui avait dépassé ce chiffre mirobolant.
En général, en plus du prestige, un bon Goncourt frise le demi-million d’exemplaires.
Cette année, les dix membres de l’académie Goncourt, assidus lecteurs bénévoles dont l’intégrité morale est exemplaire, ont choisi pour la dernière liste quatre romans très différents. «Voyage vers l’est» de Christine Angot, ayant obtenu le Prix Médicis, se trouve hors concours. Reste trois romans, celui d’un jeune Sénégalais, d’un romancier haïtien et d’un journaliste au Canard Enchaîné: Mohamed Mbougar Sarr pour «La plus secrète mémoire des hommes» (Ed. Philippe Rey), Louis-Philippe Dalembert pour «Milwaulkee blues» (Ed. Sabine Wespiesser) et «Enfant de salaud» de Sorj Chalandon (Grasset).
J’avoue que mon choix est fait. Mais comment convaincre les autres membres de se joindre à mon vote? Là, est la difficulté.
Avant, les maisons d’édition procédaient à des combines indignes. Aujourd’hui, depuis en tout cas une quinzaine d’années, l’académie Goncourt est d’une intégrité morale absolue. La preuve, le scandale de cet automne, lorsque nous avons retenu dans notre première liste le roman de François Noudelmann, «Les enfants de Cadillac» (Gallimard) alors qu’il est le compagnon de Camille Laurens, membre élue il y a deux ans. La presse nous a traîné dans la boue. Nous avons réagi en éditant un nouvel article dans les statuts interdisant que figure sur nos listes un ouvrage dont l’auteur a un lien de parenté ou de relation avec l’un des membres de l’Académie. Et le roman de Noudelmann fut retiré de la liste.
Mohamed Mbougar Sarr, est né en 1990 au Sénégal. Il a publié trois livres dont «Terre ceinte» en 2015, un roman terrible sur le fanatisme religieux qui assassine deux amants. Il a aussi écrit un roman d’une ampleur et d’une rare intensité sur l’homophobie dans son pays «De purs hommes».
«La plus secrète mémoire des hommes» est sans conteste son œuvre majeure. Il raconte dans un style très personnel l’histoire d’un livre «Le Labyrinthe de l’inhumain» paru à Paris en 1938 d’un auteur qualifié à l’époque de «Rimbaud nègre», T.C. Elimane. Cet écrivain a mystérieusement disparu. Il n’a laissé aucune trace. Il avait été l’objet de polémiques et de contestations. A-t-il existé? Est-il une invention du romancier qui s’amuse à recréer l’air de l’époque de sa prétendue parution? On ne saura jamais.
On se souvient qu’en 1968, le Prix Renaudot avait couronné un jeune écrivain malien, Yambo Ouologuem pour «le devoir de violence». Le livre avait fait scandale. Une polémique aussi bien en Afrique qu’en France s’était déclenchée remettant en question ce prix.
Mohamed M. Sarr s’en est inspiré pour son roman qui est une enquête sur la vérité de cet objet non identifié, «Le Labyrinthe de l’inhumain» qui se déroule à Paris, puis à Dakar et à Buenos Aires. C’est en fait une grande enquête sur le mystère de la création littéraire, sur son impact sur les civilisations et sur le face-à-face entre l’Afrique et l’Occident. Il parle de la France sans haine mais avec une sincérité noble et élégante. Des vérités sont dites à propos des rapports souvent conflictuels mais non-dits entre ces deux mondes.
Le livre est exigeant. Sa lecture n’est pas facile dans la mesure où le romancier ne fait aucune concession. Mais le résultat est magistral. Nous tenons là un grand livre. J’espère que l’académie Goncourt saura le reconnaître.
«Milwaulkee Blues» de Louis-Philippe Dalembert est aussi un roman-enquête. A la fin du livre on découvre que cette enquête a concerné le fameux Georges Floyd, le noir assassiné par un policier blanc. Ample et passionnant, ce livre mérite lui aussi le Goncourt. Si les statuts de cette académie le permettaient, les dix académiciens auraient couronné en exæquo les deux romans, tous les deux superbes. Mais mercredi matin, on devra choisir.
Un simple rappel: il y a cent ans, le Goncourt a été attribué à un écrivain noir, René Maran pour «Batouala». La presse de l’époque avait ironisé sur ce choix, publiant des commentaires d’un racisme violent.
Aujourd’hui, un Goncourt pour un Mohamed, serait une réponse cinglante à qui vous savez. Mais la dimension politique de ce prix ne doit en aucun cas remplacer la qualité littéraire. La politique vient après, quand on analyse l’impact d’un tel évènement.
---- * Tahar Ben Jelloun fait partie des jurés de l'académie Goncourt depuis 2008, Ndlr.