Il est des domaines où l’Etat devrait intervenir avec souplesse et fermeté. Il arrive que dans certaines circonstances, l’écrivain soit pris comme témoin, celui à qui on raconte son histoire quitte à ce qu’elle soit écrite et rendue publique. La semaine dernière des amis m’ont donné leur voiture pour rentrer de Casa à Tanger. Un voyage assez long, entre 4h et 4h 30. Le chauffeur est ponctuel. Dès que je monte dans la voiture, il se met à parler de généralités. La vague de chaleur qui, espère-t-il, épargnera le Ramadan, la mauvaise conduite des Marocains, avec cette réflexion «qu’est-ce que ce sera la semaine prochaine!», le prix de la tomate, l’hypocrisie de ceux qui deviennent tout d’un coup des musulmans assidus, etc.
Cet homme d’une cinquantaine d’années, introduit directement le problème scolaire de ses deux filles, l’une, 14 ans, l’autre 18, ayant déjà obtenu son baccalauréat avec mention très bien. Il est fier de ces deux filles particulièrement douées pour les études. Et puis, il soupire et dit «dommage», puis «Maktabchaï». Je lui demande de s’expliquer.
«Mes deux filles sont voilées, c’est la tradition, leur liberté; attention, je ne suis jamais intervenu pour les obliger à se couvrir la tête. Elles font comme toutes les filles de leur génération. Elles sont de bonnes musulmanes, prient, font le ramadan et obéissent à leurs parents.
Ma fille ainée est passionnée par la médecine. Depuis toute petite elle veut faire médecine. Mais, il faut 13 millions pour la première année, c’est la meilleure université pour devenir un bon médecin. Mais elle est inaccessible.
Je lui parle des facultés de l’Etat où les études ne sont pas payantes. Il me répond: c’est mal fréquenté. Et ajoute, finalement on nous a conseillé l’école militaire, c’est du sérieux, du solide et en plus on leur donne une bourse le temps des études. «Maktabchaï», «dommage».
Que s’est-il passé ?
La première chose que ma fille n’a pas pu supporter c’est d’enlever le voile; on lui a dit que dans cette faculté il y a des tenues militaires pour tout le monde; pas de voile. Pour rien au monde ma fille n’enlèvera son voile, c’est comme si elle se promenait dévêtue.
La deuxième chose c’est que durant la visite médicale, il n’y avait que des hommes, pour l’ausculter, pas une seule femme médecin. Alors là, on a compris que cette école n’était pas pour nous.
J’ai utilisé tous les arguments possibles et imaginables pour le convaincre qu’il faut accepter les règles de l’école militaire, qu’un médecin est avant tout un médecin et non un homme à la recherche d’occasion pour profiter de la consultante. Un des arguments a failli porter ses fruits: votre fille a des valeurs, elle est bien éduquée, elle est droite et moralement irréprochable, n’est-ce pas? Ces valeurs sont intérieures, ce n’est pas en enlevant le voile qu’elles disparaissent d’un coup? Ne vaut-il pas mieux la laisser faire des études, quitte à remettre son foulard sur la tête dès qu’elle quitte la faculté…
Oui, me dit-il, ni sa mère ni sa petite sœur ne comprendraient ce raisonnement. Elles me rendraient la vie impossible. Toutes les filles de la famille, toutes nos voisines, tout le monde porte aujourd’hui le voile. Le retirer serait perçu comme un abandon de notre morale.
En le quittant, j’ai essayé encore une fois de le persuader de dépasser cette tradition formelle et assez récente et encourager sa fille à entamer des études de médecine… Il m’a promis d’essayer sans grande conviction.
Voici du gâchis. Je pense que sa fille est douée et qu’elle ferait de bonnes études si elle décidait de dépasser ces traditions. Mais la pression sociale est parfois beaucoup plus efficace, plus contraignante que n’importe quel discours argumenté de manière rationnelle. Même les arguments pris dans le Coran ou dans des hadiths du Prophète n’ont pas semblé lui faire changer d’avis. Comme il dit «dommage!»