Il y a trente huit ans je traduisais le récit autobiographie de Mohamed Choukri, «Le pain nu». Je me disais à l’époque, ce livre est une bombe. Sa carrière internationale a fait de ce livre, mieux qu’une bombe, un classique. Aujourd’hui je lis un premier roman écrit en français par une jeune Marocaine vivant actuellement à l’étranger. Il s’agit de Meryem Alaoui, qui n’est autre que la fille de Driss Alaoui Mdaghri. Un roman d’une grande puissance et originalité. Le titre en lui-même est une bonne trouvaille: «La vérité sort de la bouche du cheval» (à paraître en août chez Gallimard).
Au début, on pense que le cheval est Jmiaa, une prostituée de Casablanca qui élève seule sa fille. Son langage est direct, cru, sans ménagement, sans hypocrisie et sans effet de style. Mais elle parle avec plus de finesse qu’une jument. C’est une cinéaste qu’elle va surnommer «Bouche de cheval», car elle vient de Hollande et veut faire un film avec cette prostituée qui ne mâche pas ses mots.
Le lecteur marocain honnête n’apprendra peut-être pas grand-chose sur le milieu de la prostitution et de la précarité qui touche de plus en plus de familles. En même temps il est sain de nommer les choses et de donner des détails de cette misère matérielle et psychologique. Jmiaa raconte et ne laisse de côté aucun petit fait de la mesquinerie humaine. Elle ne travaille pas dans les palaces, ni dans des soirées de gens friqués genre du film de Nabile Ayouch «Much loved». Elle fait dans le chauffeur de camion, dans le flic pourri, dans le vendeur ambulant qui pue de la bouche, elle fait dans cette humanité misérable qui existe et qu’on n’aime pas voir. Parfois son récit devient drôle car elle a de l’humour et ne rate personne surtout pas elle-même.
Cela fait plaisir de lire un texte aussi bien enlevé, sorti des tripes d’une écrivaine excellente observatrice de la réalité. Jmiaa aime les chansons de Najat Aatabou et de Lhajja Hamdaouia, la bière Spéciale ou Stork, l’acteur indien Shahrukh Khan, la chanteuse libanaise Nancy Ajram, la cuisine traditionnelle, les séries mexicaines doublées en arabe dialectal. C’est une fille du peuple. Elle monte les hommes sans commentaires, c’est son travail qu’elle dissimule à sa mère avec laquelle elle est toujours en contact.
Son histoire est classique. Elle tombe amoureuse d’un jeune homme bien sous tous rapports, elle l’épouse contre la volonté de sa mère, il lui fait un enfant et, sous l’effet du hachich et de l’alcool, il la bat. Elle ne se laisse pas faire, rend les coups et dit ce qu’elle pense avec une franchise cruelle. Lui, est un menteur et un mythomane. Pas de travail. Alors il la cède à ses copains. Pas d’honneur, pas de dignité. Elle le jette mais elle l’aide malgré tout jusqu’à ce qu’il parte clandestinement en Espagne.
Ce qui est remarquable dans ce roman, c’est la manière très juste avec laquelle Myriam Alaoui a recréé le milieu de la prostitution, avec les relations de violence entre les filles et aussi une amitié franche et dure que la situation impose. Les dialogues volent comme des éclats de verre, comme des étincelles d’un feu brutal: «Pourquoi les filles tapent des cachets? Pourquoi tout ça? C’est qu’il faut des couilles pour pouvoir faire ce travail. Et tout le monde ne les a pas.»
Elle raconte un épisode où des hommes sont partis sans la payer. Elle se battra avec une force et une volonté admirables. Sa vie c’est ça: la prostitution et ses dangers, l’injustice et la pauvreté, la boisson et la violence. Elle ne se laisse pas aller, ne cède sur rien. Elle fait son boulot parce qu’elle a une fille à élever, à éduquer et à lui donner le meilleur. Pas de mièvrerie, pas de larmes inutiles, pas de plainte. Son destin est entre ses mains et elle sait qu’elle devra soulever sa jellaba plusieurs fois par jour pour vivre. «J’ai intérêt à me remettre sur les marches bientôt parce que le Houcine, là, il commence à trouver le temps long avec le peu que je lui donne en ce moment».
Un jour le cinéma frappe à sa porte. A partir de là (page 102), le roman prend une autre dimension. Tout en acceptant de jouer sa vie, Jmiaa n’a rien cédé de ses habitudes, de ses exigences. On la suit et on aime bien ses commentaires sur ce monde artificiel et sa volonté d’en profiter au maximum. La misère humaine n’est pas loin. Elle la porte dans son corps qui a tant donné, dans ses yeux pleins de douleur, dans ses souvenirs. Le père de sa fille, qui était une charge de plus pour elle, meurt dans un accident de voiture. Un problème en moins. Elle le pleure aussi.
Elle joue à peine. Le film se fait et la voilà en Amérique pour le présenter dans un festival. Mais Jmiaa ne se laisse pas conter. Sa vie est là: une blessure large et douloureuse.
Je dois féliciter Myriam Alaoui d’avoir écrit un des meilleurs livres que j’ai lus ces derniers temps, un livre qui fera du bruit à la prochaine rentrée littéraire. Un roman que les Marocains vont lire et relire non pas pour savoir ce qui passe dans les bas-fonds de la prostitution à Casa, (certains connaissent parfaitement ce qui se passe dans ce monde glauque), mais pour se rendre compte que la littérature non seulement témoigne sur l’époque mais éveille des consciences, nous met face à nos lâchetés et à nos faiblesses.