Abderrahman Youssoufi est une figure exceptionnelle de l’histoire du Maroc moderne. Tout a été dit par des témoins, des amis, des responsables et les médias sur l’immense perte que constitue sa mort. Je voudrais juste ajouter un mot sur ma première rencontre avec ce grand homme. Je venais de présenter ma thèse à l’Université de Paris VII (1975). Quelques jours après, je reçois un courrier (envoyé au journal Le Monde où je commençais à collaborer) me demandant de lui «accorder» une entrevue! Le monde à l’envers.
La lettre, écrite à Nice, était signée de Me A. Youssoufi. Je fus très ému de recevoir cette lettre et surtout très touché par la perspective de le rencontrer. Quelques jours plus tard, nous nous retrouvâmes dans un café du Quartier latin et nous avons parlé littérature. Pas un mot de politique. Ce fut moi qui lui posai une question de cet ordre: «comment voyez-vous l’avenir du Maroc?». Je me souviens, comme si c’était hier: il soupira, leva les yeux au ciel et me dit «j’ai confiance; le peuple marocain est un grand peuple».
Il a rendu d’immenses services à son pays. Il reste un exemple qu’il faudra enseigner dans les écoles. Un homme qui a aimé son pays, l’a servi et ne s’est jamais servi. C’est si rare par les temps qui courent.
C’était une conscience faite d’expérience, d’épreuves et de modestie. Un patriote qui avait le Maroc dans son âme comme une obsession, un Maroc qu’il voulait ouvert, démocratique, où le citoyen est respecté, où tout le monde concentre son travail au service du pays. On a dit de lui qu’il était un «homme de gauche». Oui, mais cette désignation est étriquée, pauvre. Il était avant tout un homme de son temps qui croyait au changement, qui militait pour la fin des privilèges et des passe-droits, qui luttait pour la dignité du citoyen, pour une condition juste et digne de la femme, qui ne supportait pas l’idée des inégalités et de la pauvreté qu’elles génèrent.
C’était aussi un homme de culture. Car il savait que rien ne change sans la valorisation de la culture, des arts, de la création, de l’apprentissage, de l’artisanat, de l’enseignement de plusieurs langues en plus de l’arabe et du tamazight.
Sa volonté d’un Maroc nouveau, débarrassé de ses anachronismes, l’a poussé à mettre la main à la pâte. Il s’est engagé et a accepté d’assumer la transition pour l’alternance. Ce fut un pari immense. Mais les circonstances ne l’ont pas aidé. Il a été un symbole de probité, de patriotisme, de bonne volonté. Les historiens jugeront les effets de cette période cruciale de l’histoire du Maroc. Lui, l’homme qui a accepté le poste de Premier ministre, a essayé d’élever le niveau du politique.
La démocratie n’est pas une technique, c’est une culture. Cela, il le savait. Or, on ne devient pas démocrate parce qu’on a voté une fois ou deux. Ce que nous a appris ce grand homme, c’est que la culture démocratique est une conduite au quotidien, cela commence à la maison, et se poursuit dans le travail, dans la vie de tous les jours. C’est l’émergence de l’individu, en tant qu’entité unique et singulière. Cela, Me Youssoufi n’a pas eu le temps de le voir se réaliser.
Le Maroc d’aujourd’hui est ambivalent. D’un côté le pays est engagé dans la voie du progrès et de l’émancipation grâce à la volonté et à la vision moderne du monde incarnées par Sa Majesté Mohammed VI, et de l’autre, un pays réticent au changement, conservateur, à qui on fait croire que seule la religion est la solution.
Du coup deux pays coexistent en même temps que les inégalités flagrantes ne cessent de se creuser entre une minorité possédante, et une majorité où la classe moyenne a du mal à émerger.
Maître Youssoufi voulait un Maroc vraiment moderne, avec un statut personnel qui donne à la femme les mêmes droits qu’à l’homme, un Maroc où l’éducation est une priorité absolue.
Il a tracé des routes; il a montré des directions; il a ouvert des portes; il a fait de la politique une fonction noble, propre, intègre. C’est pour cela que son itinéraire, sa vie, son ambition, son patriotisme devraient être enseignés et donnés en exemple.