Avouons-le, notre grand savant était plus connu dans les contrées siciliennes, où il donna libre cours à son talent et son érudition en élaborant des cartes et son fameux planisphère à la demande du roi Roger II le normand. Dominant de sa haute stature intellectuelle la géographie du Moyen Age en Occident.
L’explication de l’étonnement de mes amis italiens, je l’ai attribuée à l’époque à cette «tendance exagérée» et bien italienne à valoriser chaque bribe de leur patrimoine et de leur histoire. Ils sont champions dans l’inscription de leurs sites à l’Unesco et acharnés à défendre l’italianité de plusieurs personnages de leur histoire.
L’exemple le plus connu est cette guerre menée jusqu’à nos jours à coup de recherches, séminaires et multiples publications sur la «nationalité» de Christophe Colomb. Est-il italien, espagnol ou portugais? Aux dernières nouvelles, les Espagnols et les Portugais devant la masse des arguments ont fini par céder le navigateur à qui de droit: l’Italie.
Autre exemple «encore plus étonnant», la polémique déclenchée par Indro Montanelli, le plus grand chroniqueur de la presse italienne du XXe siècle, sur la nationalité de Joseph de Maistre, philosophe et homme politique aux idées conservatrices voire réactionnaires du XVIIIe siècle. Etait-il français ou italien?
Le philosophe, connu dans des cercles très restreints jusqu’à une époque récente, méritait-il une bataille? Etait-ce une manière pour Indro Montanelli, lui le conservateur, de montrer que même l’Italie qui a produit Benedetto Croce le libéral, Antonio Gramsci le marxiste pouvait se prévaloir d’une figure conservatrice de poids en la personne de Joseph de Maistre? Montanelli est mort. Son protégé, Joseph de Maistre, «naturalisé italien», a opéré son retour et est actuellement très en vogue auprès de la droite conservatrice européenne.
Pourquoi ce souci italien de marquer son territoire culturel? Il y a bien longtemps que l’Italie a compris que la seule manière d’irradier en Europe et dans le monde, elle qui n’a pas été une grande puissance coloniale et dont la langue n’est pas très répandue, était de mettre en avant son exception culturelle. Protection et conservation du patrimoine, recherches historiques, enseignement de l’art et soutien à la création sont dans les gènes des politiques italiens, pour ne pas dire de l’ensemble des Italiens tout court.
Revenons à notre pays qui semble manifester un surcroît d’intérêt pour son patrimoine et son histoire ces derniers temps. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a émis quelques recommandations sur le patrimoine qui posent le problème de l’inventaire et de la conservation. Pour l’histoire, le feuilleton programmé sur Al Aoula sur la conquête de l’Andalousie a eu le mérite de soulever indirectement la question de l’origine du grand conquérant Tarik Ibn Zyad, et au-delà la rigueur scientifique qui doit être le propre d’un travail relatant un chapitre de notre passé.
Tarik Ibn Zyad est-il marocain? La question revêt-elle un intérêt particulier pour le Maroc du XXIe siècle? On n’a de cesse de répéter que nous sommes une vieille nation de 12 siècles, qui a son identité propre. Quel contenu donner à cette identité si elle n’intègre pas aussi ses conquérants, ses voyageurs, ses savants? Le Maroc a eu aussi ses hommes et femmes d’exception qui ont eu le courage et le talent de briser les carcans de leurs temps et partir à la conquête de nouvelles terres. Ils doivent être connus et reconnus.
Le rôle d’une politique culturelle est justement d’agir pour la constitution d’une culture nationale spécifique, intégrant nos richesses et notre diversité. Cela justifie-t-il un devoir d’intervention des pouvoirs publics dans l’art et la création? Oui, il faut stimuler, encourager et protéger notre culture. Lors du tournage du célèbre film «Le nom de la rose», qui relate des péripéties dans un monastère du Moyen Age, le metteur en scène s’était adjoint un comité scientifique composé de plusieurs dizaines d’universitaires, afin de «reproduire fidèlement» l’ambiance de l’époque. Cela n’a pas été perçu comme une quelconque censure, mais bien un enrichissement.
Soyons attentifs à notre richesse culturelle, car c’est elle qui permet l’émancipation, la réussite et le partage dans notre société.