En janvier 2017, le Maroc faisait un pas de géant en avant en faveur des enfants considérés illégitimes par la loi. Le tribunal de première instance de Tanger avait en effet livré un jugement reconnaissant à un homme la paternité d’une petite fille née hors mariage, et ce, sur la base de tests ADN fournis par la mère.
Et bien que cette reconnaissance ne donne pas accès à l’enfant aux droits de filiation, le père avait tout de même été condamné à verser à la mère une indemnité de 100.000 dirhams. C’était une grande première au Maroc qui laissait entrevoir enfin une éclaircie pour les mères célibataires et leurs enfants, considérés dès leur naissance comme des ouled lhram (des bâtards), relégués au banc des parias de la société.
Mais quelques mois plus tard, en octobre 2017, retournement de situation, stupeur et consternation… La cour d’appel de Tanger annulait le jugement et condamnait la mère à payer les frais de justice. Pourquoi? Parce que le juge en question avait décidé de faire fi de la Constitution, de fermer les yeux sur le test ADN et d’envoyer valser les conventions internationales sur les droits de l’enfant, pour réinterpréter à sa manière le Code de la famille –oui son application est encore très subjective– non pas en faveur de l’enfant comme dans le cas du premier jugement, mais cette fois-ci en faveur du père. Et pour mieux appuyer ce nouvel argumentaire, on déterrait alors une exégèse d'Ibn Hazm Al Andalussi, un théologien musulman du… XIe siècle. Un penseur d’un autre temps, mais dont la parole prévaut toujours au XXIe siècle, qui nous explique en substance que «la filiation parentale illégitime ne produit aucun des effets de la parenté» et que «l'enfant n'hérite pas de son père, de même que le père n'hérite pas de son enfant».
Accablée face à ce nouveau jugement, la mère décide alors de saisir la cour de cassation, soit la plus haute juridiction marocaine, pour trancher dans cette affaire. Trois ans plus tard, le verdict est tombé et il a un goût particulièrement amer. Sa fille, née en dehors des liens du mariage, ne peut en aucun cas prétendre à des droits vis-à-vis de son géniteur quand bien même un test ADN prouverait la paternité ou la filiation. Un arrêt qui ferme ainsi la porte à toute possibilité de reconnaissance pour un enfant illégitime car la cour a rejeté tant le principe de Bounouwa (filiation) que de Nassab (paternité).
Autrement dit, si l’enfant né hors mariage ne peut d’aucune façon être rattaché à son père, la cour de cassation précise, dans son arrêt rendu en septembre 2020 et diffusé par la presse il y a quelques jours, que «l’enfant illégitime demeure rattaché à sa mère, abstraction faite des causes de la grossesse, qu’elle résulte d’un contrat de mariage, de rapports sexuels par erreur (Choubha) ou de la fornication». Et de rappeler, dans le cas de l’affaire de Tanger, que la fille ne mérite aucun dédommagement car elle «résulte d’un fait illégal, auquel sa mère a pris part»…
Une gifle, une claque, un camouflet?... A la figure de ceux qui militent en faveur de la reconnaissance des enfants nés hors mariage et plus généralement des droits humains. Non, ces mots sont bien trop faibles. Parlons concrètement, c’est un arrêt de mort que l’on signe ici pour les mères et leurs enfants.
Car, faut-il le rappeler, les grossesses non désirées, qu’elles soient le fruit de relations consenties en dehors du mariage, de viols ou d’incestes, ne sont stoppées que par des avortements clandestins au péril de la vie de la mère. Et lorsqu’elles aboutissent, ces grossesses sont, dans tous les cas, à l’origine de drames sociaux cauchemardesques. Des mères rejetées par leurs familles qui finissent à la rue avec leurs enfants, et qui doivent mendier et/ou se prostituer pour survivre. Des mères qui accouchent et abandonnent leur progéniture à son sort. Parce qu’il faut bien que l’un des deux s’en sorte. A deux, c’est la fin assurée. Il sera le fardeau qu’elle devra porter toute sa vie, la tache indélébile de la faute qu’elle a commise et que la société ne lui pardonne pas. Sans cet enfant, cette mère pourra toujours essayer de refaire sa vie, à coups de mensonges, seule face à sa conscience.
Mais le plus terrible dans tout ça, c’est que ces parcours cauchemardesques ne sont le lot que des femmes issues des couches défavorisées de la société. Parce que quand elles en ont les moyens, il suffit d’un visa, d’un passeport étranger, d’un billet aller-retour pour aller se faire avorter à l’étranger. Ni vu, ni connu. Certaines ne se déplacent même pas et se vont avorter dans des cliniques huppées de la place, prétextant une fausse couche, avec la complicité de leur gynéco, et moyennant une somme rondelette. In fine, les ouled l7ram sont surtout les enfants de femmes pauvres.
Un petit tour dans les orphelinats suffit à se rendre compte de l’ampleur du désastre. Derrière ces portes closes, des enfants agglutinés qui vous regardent de leurs grands yeux, désabusés souvent, avec une étincelle d’espoir parfois, quand vous osez franchir ces portes pour leur rendre visite… Ce sont surtout des garçons parce qu’au Maroc, il ne fait pas bon être un garçon illégitime, on aura moins de chance d’être adopté. Les adoptants, les kafils, redoutent en général leur agressivité à l’adolescence, et une fille sera plus docile, se dit-il. Elle pourra aussi aider aux travaux ménagers, ça évitera de devoir payer une femme de ménage et ça nous garantit une place au paradis en prime... Good deal!
Il y a aussi tous ces bébés, retrouvés dans des poubelles, des cimetières, des sacs plastiques, abandonnés parfois par leur mère devant les portes de l’orphelinat, qui dorment à plusieurs dans le même landau, qui pleurent mais que personne ne vient réconforter… Tout ce petit monde grandit ici, jusqu’à l’âge de cinq ans. Après ça, direction les centres de protection de l’enfance jusqu’à leurs 18 ans. Dans ces lieux qui s’apparentent davantage à des prisons pour mineurs, des enfants de cinq ans côtoient des adolescents placés ici par la justice pour des délits allant du vol à l’agression… Faut-il vous raconter les violences, les viols, les horreurs que subissent ces petits de cinq ans de la part de leurs aînés? Et une fois atteinte leur majorité, après une adolescence passée dans cet enfer où aucun parent désirant adopter ne s’aventure jamais, d’après vous que deviennent ces enfants brisés dès leur naissance?
Mais au fait, pendant ce temps-là, qu’advient-il du père? A-t-il seulement conscience des drames qui se jouent dans son dos, drames dont il est en partie la cause? Selon une étude publiée en 2011 par l’association marocaine pour les droits des enfants et des femmes, l’Insaf, et par l'ONU, si plus de 7 futurs pères sur 10 sont informés dans le cas de grossesses hors mariage, la plupart refusent... de reconnaître l'enfant. Et ce n’est pas la justice qui viendra contrarier leur plan de vie, protégés qu’ils sont par des lois qui se font et se défont en fonction de la sensibilité des juges. Car malgré la formation du corps magistral qui a suivi la réforme du Code de la famille, afin de sensibiliser les juges à l’esprit de ces nouvelles lois, nombre d’entre eux continuent de favoriser le père afin que celui-ci puisse encore avoir la chance de fonder une famille et de subvenir à ses besoins sans être inquiété par des erreurs de parcours. A la femme d’assumer cette faute pour deux, et d’endosser le rôle de coupable aux yeux de tous. Une manière sans doute de nous faire payer encore aujourd’hui le péché originel… Mais jusqu’à quand?