Depuis le 25 mai, date de la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis, le monde s’est divisé en plusieurs camps qui s’affrontent, mus par la question raciale et avec pour revendication, outre la dénonciation d’une justice partiale et des abus perpétrés par les forces de l’ordre, une réécriture de l’Histoire et une décolonisation des esprits.
En Occident, on assiste ainsi, en réaction au mouvement Black Lives Matters, à une sorte de Mea Culpa général qui prend différentes formes. Il y a ceux qui déboulonnent les statues comme c’est le cas à Londres où le maire de la ville a de lui-même ordonné de retirer de l’espace public des personnages au passé contestable, emboîtant ainsi le pas aux manifestants qui ont entrepris de le faire eux-mêmes aux Etats-Unis.
Toujours Outre-Atlantique, poser un genou à terre est devenu un signe de ralliement et presque de repentance à l’instar des photos qui inondent le web donnant à voir des activistes blancs enchaînés à l’image des esclaves dans les plantations du sud. Puis il y aussi ces photos qui entendent donner une autre perspective de l’Histoire en substituant aux personnes noires des personnes blanches. Cette inversion des rôles mise en scène entend déboulonner les clichés en donnant à voir des blancs qui travaillent dans les champs de coton, des blanches qui servent des noires, des femmes blanches qui font des pédicures à des femmes asiatiques, ou encore une petite fille qui hésite à faire son choix devant un étalage de poupées noires.
Il y aussi ces marques qui s’attèlent à revoir leur image en signe aussi de Mea Culpa. Adieu l’homme noir en costume qui figure sur le paquet de riz de Uncle Ben’s, adieu aussi Aunt Jemmima sur les bouteilles de sirop d’érable. On ne lira plus les mots «blanchissant», «clair» et «blanc» sur le packaging des produits L’Oréal. Et, en France, à Thionville précisément, le lycée Colbert-Sophie Germain sera débaptisé pour prendre le nom de Rosa Parks, une femme afro-américaine, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, devenue célèbre pour avoir refusé de céder sa place à un homme blanc dans un bus.
En France où la question raciale fait rage sur fond de polémique constante sur les méfaits de la colonisation et de la traite des noirs, autant dire que ces initiatives font couler beaucoup d’encre et passent mal. Pourquoi substituer une figure historique française au profit d’une figure historique américaine?, s’interroge-t-on. Sur les réseaux sociaux, le sujet divise tout autant et un internaute ironise «et pour le drapeau français, de quelle couleur est il désormais : bleu-…-rouge?». Car beaucoup ne se reconnaissent pas dans ce débat, arguant pour certains qu’ils n’ont pas à s’excuser pour des actes commis par le passé par des ancêtres inconnus au bataillon et que ne pas adhérer au déboulonnage de statues ne fait pas d’eux des racistes.
Mais que ces actions soient jugées ridicules, scandaleuses ou au contraire indispensables, elles ont le mérite de soulever des questions fondamentales. Faut-il réécrire l’histoire, sachant que celle-ci est forcément tronquée ayant été écrite du seul prisme des vainqueurs, des dominants? D’ailleurs, si l’histoire était réécrite aujourd’hui, ne serait-elle pas aussi de facto tronquée? Et puisque que les minorités sont en passe de devenir bientôt la majorité dans des pays où le métissage est l’une des composantes de la société, faut-il décoloniser les esprits ou au contraire affronter un passé peu reluisant pour mieux s’en souvenir et ne pas reproduire les mêmes erreurs? Ces questions ainsi posées ont donné lieu à de violents débats et principalement dans des pays au passé colonial.
Vu du Maroc et des pays arabo-musulmans, ce qui est train de se passer en Occident ne nous est pas étranger. Le Maroc, de par les nombreuses influences qui l’ont traversé, modelé, s’est construit avec l’héritage laissé par ses nombreux envahisseurs et colonisateurs.
Le Maroc, où la culture a longtemps été la grande oubliée à l’heure des grande décisions, les traces de cet héritage tombent en ruine. De près de trois siècles de présence portugaise sur certaines villes du littoral, il ne reste presque rien. Ici et là, des remparts, des ruines… Des tas de pierres qui ne parlent à personne ou presque. A Safi, une ancienne cathédrale partiellement détruite par les Portugais à leur départ, a longtemps servi de dépotoir à un hammam.
Quant au riche patrimoine architectural laissé par les Français, il est livré à l’avidité de promoteurs sans scrupules qui démolissent à tour de bras, peu sensibles au discours des défenseurs de la mémoire collective que recèlent ces vieilles pierres.
Au Maroc donc, nous ne déboulonnons pas des statues car nous n’en avons pas ou peu. Au Maroc, ce ne sont pas des activistes qui entendent réécrire l’Histoire en détruisant certains de ses symboles, mais des promoteurs immobiliers que les autorités ont laissé faire trop longtemps, si ce n’était la volonté royale de réhabiliter l’histoire du Maroc à travers la réhabilitation de nombreux sites et la préservation de vestiges de notre passé.
Au Maroc, c’est principalement notre peu d’intérêt pour la culture, notre peu de connaissance de notre pourtant si riche histoire qui a permis d’en faire disparaître des pans entiers.
Toutefois, cette réécriture de l’histoire à laquelle sont invités de nombreux pays a aussi, faut-il le rappeler, ses porte-paroles au Maroc. De nombreux Marocains sont partisans de l’éradication de toute trace des colonisations passées afin de mieux reconstruire un nouveau Maroc marocco-marocain, et bien entendu musulman, quand ils ne sont pas des fervents militants de l’art propre. Une pensée largement véhiculée du côté des promoteurs d’un islam rigoriste qui n’ont pas hésité à vandaliser une statue de femme aux seins nus à Sétif, en Algérie.
Nous n’oublions pas non plus, nous les pays arabo-musulmans qui avons été les premières victimes du terrorisme que le vandalisme et la destruction des édifices ont fait partie des armes privilégiées de Daesh. On doit ainsi à ces fous de Dieu qui veulent réécrire l’histoire à leur manière la destruction des Bouddhas géants de la vallée de Bamiyan en Afghanistan, en 2001, la destruction au bulldozer du site de Nimoud, en Irak, un joyau archéologique du patrimoine irakien, sans compter la destruction de mausolées, lieux de culte, sanctuaires, d’objets précieux, de livres, de musées à travers les pays du Moyen-Orient et du Sahel.
Pour eux, il s’agissait en détruisant ces pans d’histoire d’empêcher un retour de l’idolâtrie, principe allant à l’encontre de l’unicité de Dieu et d’éradiquer toute trace d’un islam pouvant côtoyer dans l’harmonie d’autres religions.
Mais ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas ici de comparer la dénonciation du racisme à une idéologie extrémiste mais plutôt de s’interroger sur le bien-fondé de la réécriture de l’histoire, car après tout, chacun voit midi à sa porte et sur la manière dont est entreprise cette réécriture, à savoir actuellement par la force.
Les combats d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui et ne seront pas non plus ceux de demain. Le monde évolue, et, avec lui l’histoire poursuit son chemin et se construit sur les strates de son passé. Eradiquer le passé en le bannissant de la mémoire collective pourra-t-il réparer les erreurs commises par un ancien monde où ces faits n’étaient précisément pas considérés comme des erreurs? Et jusqu’où doit-on remonter dans le temps pour effectuer ce grand nettoyage, sachant que l’histoire de chaque pays, de chaque civilisation et de chaque religion s’est construite dans la guerre et le sang?
Après les statues, faudra-t-il aussi s’attaquer aux livres et à l’art pour en effacer toute trace d’un passé que l’on ne tolère plus aujourd’hui et restaurer ainsi un art propre? D’ailleurs, cette démarche a déjà commencé avec le retrait du film «Autant en emporte le vent» du catalogue de HBO. Va-t-on faire la peau demain à Delacroix, aux peintres orientalistes et autres symboles de l’art colonial? Ou procéder à un autodafé, comme aux pires heures du nazisme, pour éradiquer l’esprit non-allemand de la culture?
Ne pourrait-on pas, in fine, dans ce nouveau monde de plus en plus métissé qui est le nôtre, se tourner vers l’avenir et considérer les symboles de ce passé commun comme un patrimoine à préserver car il nous permet de ne pas oublier et donc de ne pas reproduire nos erreurs, sans pour autant projeter dessus nos fantasmes et nos idéologies?
Quant au combat pour une justice plus juste et pour l’égalité des droits, qui est au cœur de ce débat brûlant, ne sommes-nous pas en train de nous en détourner, en nous attachant davantage à des symboles qu’à des vrais changements dans les institutions en place?