Depuis quelques temps, au Maroc, féministes et défenseurs des droits humains se livrent une guerre fratricide. En cause, des divergences d’opinions quant au traitement à donner à des affaires qui touchent tant aux droits de l’homme qu’à la liberté d’expression.
Comment, dans une affaire qui implique un présumé coupable et une présumée victime, se mettre d’accord au sein d’un même camp sur la personne à soutenir? Cette question, à vrai dire, n’a pas lieu d’être car, normalement et en toute logique, on s’attendrait à ce que présumées victime et coupable bénéficient du même traitement, le temps que l’enquête soit menée et que la justice fasse son travail.
Il suffit d’ajouter un soupçon de médiatisation étrangère à cette équation pour que l’affaire se corse et prenne une autre tournure. Une affaire de viol «lambda» devient alors un prétexte pour opposer deux camps qui s’affrontent à travers deux personnes, devenues pour l’occasion, des icônes, les symboles d’une lutte. On oppose alors, comme sur un ring, exposés à tous les regards, ces deux adversaires qui se battent non plus pour leur salut mais pour une cause…
En ce qui nous concerne, au Maroc, on en est venu à confronter la liberté d’expression incarnée par des journalistes, naguère inconnus au bataillon, mais devenus des rock stars de la presse indépendante par la magie des réseaux sociaux et des médias, à la répression du pouvoir dissimulée sous les traits d’une victime de viol, magnifique expression du loup déguisé en agneau ou encore du machiavélisme de la femme en digne descendante d’Eve.
Sexe, pouvoir, machination, le tout, à la sauce marocaine… C’est quand même plus intéressant qu’une banale histoire de viol entre inconnus. C’est beaucoup plus vendeur aussi, et pour preuve, on en parle à l’étranger. Et si on parle en dehors de nos frontières, c’est que ça vaut le coup d’être suivi, commenté, partagé et pris au sérieux. Ainsi va le fil de nos centres d’intérêts.
Pas étonnant dans ces circonstances que le mouvement #metoo ait fait un gros flop au Maroc, alors même qu’aux Etats-Unis, il a ébranlé toute l’industrie du cinéma, écornant fortement au passage l’image dorée de beaucoup de grands noms adulés de ce métier.
Sommes-nous devenus à ce point friands de théories du complot qui opposent le pouvoir aux citoyens libres, les riches aux pauvres, les hommes aux femmes, les blancs aux moins blancs, les amazighs aux arabes, les modernistes aux conservateurs, les barbus aux imberbes, le Maroc à la liberté?
Sommes-nous devenus à ce point sceptiques et méfiants pour ne pas envisager une seconde qu’un mouvement #metoo puisse émerger à l'intérieur même du monde des médias marocains, sans pour autant y voir une machination visant à museler des voix libres? Pense-t-on encore sérieusement que ces médias sont le seul canal d’expression de la vox populi, alors même que tous les Marocains ont la liberté de s’exprimer sur les réseaux sociaux?
Pourquoi n’avons-nous pas de mal à croire en des scandales sexuels qui ébranlent Hollywood et jusqu’au Vatican, mais refusons cette idée que des pervers sexuels puissent se cacher derrière des journalistes? Depuis quand cette profession est-elle devenue un sanctuaire contre le harcèlement et les agressions sexuelles?
Comment se fait-il que dans un pays comme le Japon, pétri de tabous tout autant voire même plus que le nôtre, le mouvement #metoo soit né en 2019, suite aux accusations de viol portées dès 2015 par une journaliste, Shiori Ito, à l’encontre d’un très puissant présentateur de télévision, de surcroit proche du pouvoir, Noriyuki Yamaguchi? Pourquoi cela serait-il possible au Japon et pas chez nous?
Pourquoi les femmes journalistes marocaines ne prendraient-elles pas enfin leur courage à deux mains pour raconter et dénoncer les nombreuses histoires de harcèlement physique et psychique dont elles sont victimes dans les rédactions du Maroc? Pourquoi ne pas enfin balancer de gros porcs, passés maîtres dans les promotions canapé, les allusions hasardeuses et les gestes déplacés?
Après mûre réflexion, on en vient à un constat assez affligeant. Tout compte fait, chez nous, le mouvement #metoo n’a pas sa place tant qu’on cherchera coûte que coûte à douter de l’intégrité d’une femme victime de viol (pire encore si la victime est un homme). Elle l’a peut être cherché après tout. Elle a dû provoquer cet homme. Que faisait-elle à cet endroit, à cette heure, en compagnie de ces personnes? Les interrogations sceptiques fusent. Et si d’aventure cette présumée victime de viol venait à dénoncer un homme puissant et/ou médiatisé –ce qui revient à peu près au même–, on l’accusera systématiquement de chantage ou, dernière trouvaille en date, d’être l’instrument d’une machination orchestrée par l’Etat. On parle ainsi désormais d’instrumentalisation du corps des femmes et du combat féministe par le makhzen patriarcal.
Ainsi, si d’aventure, vous choisissez de tendre l’oreille à cette femme toujours vivante qui crie au viol, de lui accorder le statut de présumée victime, ou du moins le bénéfice du doute, vous devenez alors «une féministe du makhzen». C’est désormais ainsi que l’on nomme celles qui «osent» penser que cette femme n’est pas forcément une menteuse, et celles qui osent en parler à visage découvert.
Quant à celles qui se réclament d’un féminisme éclairé et libéré de toute servitude, et qui crient à l’instrumentalisation de cette femme supposément victime, elles choisissent de parler dans les colonnes de la presse étrangère –prétendument du côté des droits des femmes, beaucoup plus intègre et fiable cela va de soi– en choisissant de garder l’anonymat, de peur, disent-elles de représailles, ou en veillant à le faire depuis un autre pays. Car aujourd’hui, pour être une vraie féministe qui se respecte, il faut s’inscrire dans l’opposition.
Tenir ce discours là, largement véhiculé par la presse étrangère et certaines ONG, c’est cracher à la figure de toutes les femmes féministes qui se battent depuis des générations pour les femmes de ce pays, et qui continuent de le faire, à visage découvert, sur le terrain, en tentant de faire évoluer les lois et les mentalités. Car la question est de savoir, comment changer ce pays? En étant dans l’opposition systématique au système, ou en tentant de comprendre ses arcanes pour mieux le faire évoluer?
Au fait, qui sont donc ces femmes violées que l’on a soutenu au Maroc dans leur combat contre leur agresseur, que l’on a cru sans jamais sourciller? Pour la plupart, elles sont six pieds sous terre. Car chez nous au Maroc, qu’on soit féministe, droit-de-l’hommiste ou citoyen lambda qui n’en a que foutre des autres, on accorde le statut de victime incontestée post-mortem. C’est une fois passée de vie à trépas, qu’on atteint enfin le Saint Graal, le statut de martyr, d’icône, de symbole… Les médias et les réseaux sociaux sont alors là, bien présents, pour organiser des funérailles nationales.