Les ennemis de mes amis sont mes ennemis, c’est ce qu’on dit en général pour illustrer ce qu’est l’amitié. Un dicton qui a bien du mal à se traduire en espagnol en ce moment. Depuis l’entrée de Brahim Ghali sur son territoire pour y être hospitalisé, sous la fausse identité d’un citoyen algérien, l’Espagne, prise en flagrant délit de coup bas, argue que sa décision a été dictée par son bon cœur, brandissant la carte de l’humanitaire.
Faut-il sauver un criminel ou privilégier ses victimes? C’est une question éthique à laquelle les médecins, et les organisations humanitaires, sont souvent confrontés, surtout dans les pays en guerre, en proie au terrorisme, et qui met à l’épreuve leur déontologie, mais aussi leur sens de l’humanité. Mais peut-on appliquer le raisonnement d’un médecin à un politique? La réponse est clairement non, tant depuis les débuts de l’humanitaire au XIXe siècle, ses principes de neutralité, impartialité, indépendance et humanité, tels que définis par la Croix Rouge, se sont littéralement cassés les dents face à la toute-puissance des enjeux politiques.
L’argument humanitaire brandi par l’exécutif espagnol ne convainc d’ailleurs pas grand monde, jusqu’aux associations des droits de l’homme qui n’ont pas pipé mot sur le sujet, elles pourtant si promptes à s’enflammer quand il s’agit du Maroc.
Quand le Maroc estime que «les considérations humanitaires ne peuvent expliquer l'inaction de la justice espagnole», l’Espagne en la personne de sa ministre des Affaires étrangères, de l'Union européenne et de la coopération, Arancha González Laya, répond qu’elle «n'a rien à ajouter à ce qu'elle a dit jusqu'à présent»…
En fait, il est difficile pour l’Espagne de dire quoi que ce soit sur ce sujet. Même les considérations humanitaires qu’elle met en avant volent en éclat quand on apprend que Brahim Ghali a été admis en catimini en Espagne, sous le patronyme peu flatteur de Benbatouche. Cette manœuvre qui visait à garder secrète la présence du chef des séparatistes en Espagne a été déjouée grâce à la vigilance des autorités marocaines. Compte tenu du caractère très sensible du dossier pour le Maroc, les motivations humanitaires dont l’Espagne se réclame auraient pu se comprendre si ce pays avait avisé son partenaire marocain de l’admission du chef du Polisario sur son territoire.
Non, le gouvernement espagnol a préféré négocier, traiter avec les ennemis du Royaume et il a péché par excès de confiance dans les compétences des services de renseignements algériens, qui sont manifestement incapables de garder un secret. Résultat, l’Espagne est prise la main dans le sac en flagrant délit de conspiration contre un «partenaire stratégique».
Brahim Ghali vaut-il la peine de sacrifier les relations de l’Espagne avec le Maroc? Quelle est donc l’importance du Maroc sur l’échiquier international? Quels sont les atouts dont il dispose? Et enfin, comment peut-il faire pression sur son voisin espagnol?
Pour mieux appréhender ces questions cruciales et peut-être comprendre le double-jeu de l’exécutif espagnol, il convient de lire avec attention un rapport espagnol paru en avril 2021, édité par l’institut de sécurité et de culture (ISC) et intitulé «le Maroc, le détroit de Gibraltar et la menace militaire qui pèse sur l’Espagne». Les trois auteurs, Guillem Colom, Guillermo Pulido et Mario Guillamó, débutent leur analyse en passant à la loupe les relations américano-marocaines et jugent ainsi que la décision de Donald Trump de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara a été la cerise sur le gâteau dans le processus de renforcement de la position du Maroc en tant que puissance régionale et continentale. Estimant que l’administration Joe Biden ne semble pas encline à prendre le contre-pied de cet accord ficelé par son prédécesseur, les auteurs rappellent que l’alliance entre les Etats-Unis et le Maroc en a été renforcée, tout autant que la position du Maroc sur le Sahara, et sur les eaux territoriales avoisinantes.
Dans ce rapport, on estime par ailleurs que Rabat ne cessera pas ses efforts pour adapter sa législation et délimiter «un nouveau littoral et les espaces maritimes correspondants». Cette ambition marocaine se heurterait complètement aux intérêts de l'Espagne, car il y aurait un «chevauchement des eaux avec les îles Canaries et la revendication mutuelle d'une extension du plateau continental jusqu'à 350 milles marins». Et, rappellent les auteurs, au-delà du secteur de la pêche, le Maroc pourrait aussi être à même de contester la souveraineté des montagnes volcaniques submergées de l'archipel des Canaries, si riches en métaux comme le tellure, le cobalt et le plomb… L'Espagne pourrait voir «ses territoires extrapéninsulaires menacés», préviennent les auteurs.
Renforcé d’un point de vue politique, placé en bonne position pour assumer un rôle de leader dans la région et sur le continent en général, le Royaume alaouite assumerait dès lors un rôle de leader au Maghreb et en Afrique dans son ensemble, explique-t-on, en supputant que cela se heurterait aux intérêts de pays comme la France, mais aussi l' Espagne ou l' Italie, qui cherchent à exercer leur influence, notamment par rapport au Sahel. Une influence marocaine qui irait croissant par ailleurs, si le pays s’imposait davantage comme un Etat-clé pour la lutte contre le terrorisme et le radicalisme et un acteur incontournable pour la gestion du commerce régional et de l’immigration clandestine.
Mais le rapport ne s’arrête pas là et aborde la question des tensions avec l’Algérie, soulignant le fait que si le Royaume du Maroc était désavantagé par rapport à son voisin en terme d’armement il y a quelques années encore, la donne a changé, depuis que Rabat a lancé en 2017 un plan de réarmement quinquennal d'une valeur de 22 milliards de dollars avec le soutien des Etats-Unis.
L’Espagne, selon le rapport, serait ainsi confrontée à un double défi pour sa sécurité. D'une part, un éventuel conflit entre le Maroc et l'Algérie «avec des effets qui seraient projetés dans toute la région du détroit de Gibraltar» et d'autre part, le réarmement marocain et la consolidation de son contrôle sur le Sahara, qui pourraient, à plus long terme, signifier un défi pour l'intégrité territoriale espagnole. Comprenez par là, l’avenir de Sebta et de Melilla.
Le Maroc, une menace pour l’Espagne? C’est peut-être à la faveur de ce vieux fantasme, bien ancré dans l’histoire commune des deux pays, qu’il faut aussi lire le coup de poignard dans le dos, administré par l’exécutif espagnol en déroulant secrètement le tapis rouge à l’ennemi public numéro Un du peuple marocain.
Avec la France et l'Angleterre, l’Espagne est l’une des vieilles nations de l’Europe. Le Maroc est une nation encore plus ancienne que l’Espagne. Entre ces deux nations (l’Espagne et le Maroc), il y a un pays, créé par la France au XIXe siècle, et un soi-disant Etat qui n’a jamais existé, y compris sur papier, avant que le duo Boumédiène et Kadhafi ne le conçoivent dans les années 70.
Les vieilles peurs, les anciens fantasmes et les préjugés ont la peau dure. Mais l’Espagne n’aura d’autre choix, tôt ou tard, que de se comporter de façon loyale avec la seule nation fiable et pérenne au sud de la Méditerranée.