Chaque évènement médiatisé, chaque occasion de s’exprimer devant une caméra, à la radio, sur les réseaux sociaux, devient une tribune pour affirmer ses convictions, son sens de la morale, sa religion, sa couleur, son identité, son sexe, son mode de vie, son véganisme, son féminisme, sa foi, ses allergies, assumer haut et fort ses poils, sa cellulite, son dad bud, sa barbe, son homosexualité, son antisémitisme, sa peur des noirs, des blancs, des jaunes… Il faut absolument avoir quelque chose à dire, impactant de préférence, engageant, c’est encore mieux.
Plus que jamais, célébrité rime avec convictions. Médiatisation avec dénonciation. De tout côté et de tous bords, on fustige, on dénonce, on pointe du doigt… Bienvenue dans l’ère du «je dénonce, donc je suis», une société où, en quelque sorte, tout le monde veut être prophète.
Les stars, nos idoles, ne sont plus seulement de belles images muettes sur papier glacé, des pin-up à qui on demande d’être belles et de se taire, des beaux mâles alpha qui, la clope au bec, suintent la testostérone et le mystère. Les stars quittent maintenant leur piédestal inaccessible pour avancer parmi la foule du commun des mortels, s’emparer des maux de Monsieur et Madame tout le monde et mettre leur célébrité au service de la bonne cause, des minorités et des victimes.
Et nous, simples spectateurs mortels, de les contempler derrière nos écrans camper ce nouveau rôle de sauveur de l’humanité et de pourfendeurs des causes perdues, avec l’écologie, le véganisme et le féminisme en tête.
Puis nous, simples internautes mortels, de nous déchirer sur réseaux sociaux interposés, bien rangés derrière ce nouveau prophète porteur d’un message qui nous parle et qu’on est prêt à défendre, coûte que coûte. Car il faut bien croire en quelque chose, s’engager, et surtout le montrer à notre tour.
Il y a ainsi quelque chose de très dérangeant dans cette prise de conscience morale qui s’est emparée du monde du 7e art et des médias qui s’en délectent. De Weinstein à Polanski, le mouvement #metoo a certes fait de nombreux émules, a permis de délier les langues des victimes, de faire tomber l’aura de sacralité qui entourait certains grands de ce monde.
Mais l’ampleur prise par cette dénonciation légitime des crimes commis par des prédateurs, parfois adulés du grand public et des gens de leur profession, tend de plus en plus à ériger un mur hostile entre hommes et femmes, à encourager les amalgames et la prolifération des pères et mères-la-morale.
Car notre premier réflexe, forcément, est de choisir un camp et de facto, de prendre des raccourcis faciles histoire de s’y retrouver. En toute femme, il y aurait donc une victime potentielle. Et en tout homme, un prédateur? Et si jamais on refusait d’être une femme qui fustige un homme épinglé au pilori de féministes dénonciatrices? On devient alors une traitresse? Une exception qui confirme la règle?
Quid des victimes? Certaines s’y retrouvent dans ce grand déballage théâtralisé et médiatisé, approuvent le fait que la société et le monde des arts se transforment en tribunal populaire. Pour elles, récompenser un violeur aussi repentant soit-il et quand bien même il aurait payé sa dette, c’est une gifle qu’on leur assène, encore une fois, car sur le visage de cet homme adulé, elles transposent celui de leur propre agresseur.
Mais toutes les victimes ne se ressemblent pas. Toutes les victimes ne se guérissent pas de la même manière. Certaines souhaitent passer à autre chose, pardonner à leur agresseur pour mieux se reconstruire et vivent ainsi très mal ces grands procès médiatiques qui se font porte-paroles de toutes les victimes, les mettant toutes dans le même sac et les cantonnant à vie dans le rôle de victime. C’est notamment le cas de la première victime de Roman Polanski, Samantha Geimer, violée à 13 ans par le réalisateur, mais qui s’insurge contre ce nouveau procès intenté à Polanski et ne se reconnaît absolument pas dans la colère de Adèle Haenel, qui a quitté la salle et veut aujourd’hui parler au nom de toutes les femmes.
Face à ce grand show où les acteurs ont endossé le rôle de procureurs et de militants activistes, on se sent obligé de prendre parti, de devoir cautionner ou pas tel ou tel comportement, d’adopter des prises de position improbables qu’on légitime avec des phrases reprises ensuite par tous au point de devenir cultes: «il faut séparer l’homme de l’artiste», «quand on aime quelqu’un, on l’aime peu importe ce qu’il a fait», «la morale n’a pas sa place dans l’art», «quand la morale s’empare de l’art, la liberté est en danger», «consacrer un réalisateur c’est consacrer sa personne, en l’occurrence un violeur»…
Des phrases reprises en boucle sur les réseaux sociaux par tout ce petit monde qui veut aussi avoir son mot à dire. Dire pour dénoncer et pour exister. Car aujourd’hui, comme le souligne si bien Caroline Fourest dans son dernier livre « Génération offensée: de la police de la culture à la police de la pensée» dans lequel elle dénonce le phénomène actuel d’identitarisme victimaire, la sensibilité est devenue une religion, et à ce titre, ce sont les lyncheurs qui font la loi.
A force de vouloir crier à qui veut l’entendre ce qu’on croit, ce en quoi on a foi, à force de vouloir absolument s’affirmer par tous les moyens en le médiatisant, étaler sur la place publique nos convictions, faire valoir à tout prix les particularités de notre identité, on en arrive à un grand brouhaha où la violence s’invite facilement car c’est ainsi qu’il en va de notre condition humaine: affirmer nos différences, mais ne rien partager, n’en tirer aucune richesse.
Une version contemporaine du mythe de la Tour de Babel qui se joue chaque jour sous nos yeux, comme un mauvais film qui se répète, condamnés que nous sommes à parler mais à ne plus nous comprendre.