Pour les trentenaires qui auront très bientôt un pied dans la quarantaine, et pour toutes celles qui ont déjà franchi ce cap, acheter et lire un magazine féminin était un rituel. Un petit plaisir que l’on s’offrait chaque mois, qui nous faisait nous sentir moins seules dans notre quotidien. Une preuve rassurante que nos préoccupations étaient aussi partagées par d’autres.
Pour nous, au Maroc, les années 90 voyaient pour la première fois apparaître dans les kiosques des magazines féminins bien de chez nous. Certes, dont le modèle s’apparentait beaucoup à ce qui se faisait à l’étranger, mais tout de même avec des sujets qui nous touchaient directement. Et puis, nous femmes marocaines, pouvions enfin nous identifier aux femmes qui posaient dans des séries mode. Elles n’étaient plus blondes, rousses, blanches de peau, mais comme nous.
La presse féminine marocaine, c’était surtout une presse militante qui se faisait le porte-voix de grandes causes sociales et majoritairement féministes. Grâce à elle, la loi du silence a été brisée sur tant de sujets tabous. Le sexe, le viol, l’avortement, la violence conjugale, l’éducation, le mariage des mineurs… les langues se déliaient, et chaque jour, chaque semaine, les courriers lecteurs affluaient sur les bureaux des journalistes. Oui à l’époque, il n’y a pas si longtemps, on envoyait encore des lettres et c’était émouvant que de lire ces longues pages, écrites d’une main tremblante, dévoiler des pans entiers d’intimité.
Puis les choses ont changé. Des années de crise économique alimentées par la toute puissance du web et nous voilà devant des kiosques qui débordent de magazines qui ne se lisent plus. Et puis qui disparaissent les uns après les autres.
Et l’émergence des réseaux sociaux de sonner le glas des journalistes de magazines féminins.
Tu es jeune, jolie ou du moins tu penses l'être, amoureuse de l’objectif, un brin narcissique et convaincue que tu as des choses à dire, te voilà décrétée blogueuse et plus tard, quand tu gagneras de l’argent, influenceuse.
L’ironie de la chose, c’est que pour être blogueuse, encore faut-il savoir écrire. Mais pour ça, faudra repasser.
Instagram a résolu le problème. Suffit de poster des photos avec des hashtags. De préférence en anglais les hashtags, ça fait plus sérieux, plus pro, plus tendance, plus dans le coup et plus «je sais de quoi je parle». Pas bien compliqué. Nous voilà donc devant une armée d’influenceuses, doublées de photographes et de mannequins.
Mais influenceuses de quoi au juste? Et de qui? Et bien de ces petites communautés, composées de vrais ou de faux followers, qui ne sont pas pour autant acheteurs potentiels, de berguagas majoritairement qui passent le temps en scrutant des photos, l’œil blasé, mais qui détiennent un pouvoir au bout de leur pouce, celui de suivre ou de ne pas suivre ces nouvelles prêtresses de la perfection. Des madames je-sais-tout de la beauté, de la mode, du « lifestyle », de la cuisine, du voyage et puis une fois fait le tour de tout ça, des madames je-sais-tout de la création, aussi.
RIP la journaliste beauté, sa consoeur journaliste mode, les critiques culinaires et autres critiques d’établissements hôteliers qui dispensaient leurs précieux conseils sur du papier glacé. RIP aussi les formations et les études qui leur permettaient d’asseoir une certaine crédibilité.
Les lecteurs de naguère sont devenus les followers d’aujourd’hui. Avec la fin de la lecture, on enterre le sens de la critique. Avec le règne du following, on suit le mouvement, sans se poser de question.
Quant aux marques, c’est très vite, à quelques rares exceptions près, qu’elles ont retourné leur veste. Ce que le client veut, la marque le veut aussi. Alors plutôt que de soutenir une presse féminine qui prend l’eau, en réfléchissant à des stratégies communes de développement, afin de privilégier un certain sens de l’éthique et de faire l’éloge du travail bien fait, on préfère confier sa com’ à des influenceuses qui n’ont d’expertise que celle qu’elles prétendent avoir et dont la bio se résume aux quelques caractères que leur permet d’aligner instagram.
Assister aujourd’hui à une conférence de presse relève du surnaturel. Deux ou trois journalistes, pas plus. Les anciennes, celles qui s’accrochent encore à leur papier glacé et à leurs souvenirs.
Et puis les autres, les influenceuses, les journalistes d’aujourd’hui en somme. Un téléphone à la main en guise de stylo ou de magnéto.
Qui n’en ont que foutre de ce que raconte l’expert au micro mais qui s’empressent de prendre une photo à ses côtés pour se donner du crédit.
Quelques photos prises dans les coins le plus instagramables de l’endroit, quelques clichés en mode je teste le produit (gage de mon expertise). Surtout, ne pas oublier de taguer l’endroit, la marque et de mentionner #Ilovemyjob. Ben oui, ça fait rêver les gens qui pensent que c’est un métier et qu’on gagne de l’argent comme ça.
Et du côté de la marque, on regarde cette mascarade, un sourire en coin. Pas de page de pub à acheter dans un magazine. Pas de placement de produit à monnayer. Et surtout pas de risque qu’elles critiquent le produit ! Tout juste un déjeuner à leur payer et quelques échantillons en guise de cadeau. Et surtout, leur faire espérer qu’elles seront peut-être les futures égéries d’une prochaine campagne. Le visage d’un produit star à venir. Et voilà le message transmis aux clients. En live. Et pour deux sous.
Et le client? Ben quoi? Le message est passé non? Pas besoin de cerveau pour acheter.
Ironie du sort, pour enterrer définitivement cette presse féminine, naguère drapée de crédibilité, les quelques magazines restants, pour survivre, consacrent leur couverture à ces mêmes «influenceuses» qui ont pris sa place. Espérant ainsi reconvertir les followers de la «star» en couv’ en lectrices. Quitte à en faire une success story, un modèle à suivre, l’incarnation de la femme marocaine. Le serpent qui se mord la queue...