Ce qui se passe actuellement en France est incroyable. Suite à la publication du livre La Familia grande de Camille Kouchner, dans lequel l’auteure accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’avoir abusé de son frère jumeau, la parole des victimes d’inceste et de viols s’est soudainement déliée.
Une vague gigantesque, nourrie de souffrances, déferle sur les réseaux sociaux, qui une fois n’est pas coutume se font le porte-voix d’une cause qui mérite d’être mise en lumière, avec l’émergence des nouveaux hashtags #metooinceste et #metoogay. Bien que ce tribunal populaire, improvisé sur la toile, puisse être nocif –un lynchage public est si vite arrivé–, force est d’admettre que sa puissance influe aujourd’hui les décisions de justice.
Les «J’accuse» pleuvent et font tomber les puissants. De Roman Polanski, qui n’était décidément que la partie émergée de cet abject iceberg, à l’auteur Gabriel Matzneff, en passant par l’acteur Richard Berry, le plasticien Claude Lévêque, l’ex-adjoint à la mairie de Paris Christophe Girard, le journaliste Patrick Poivre d’Arvor, le producteur Gérard Louvin et son conjoint… Que des hommes puissants, des stars, des sommités de l’intelligentsia parisienne, beaucoup de grands noms d’une certaine élite de gauche, qui s’illustraient chacun dans leur domaine respectif.
Autant de personnalités qui pendant des décennies ont eu accès aux médias et ont pu distiller leur pensée et leurs idéaux sous prétexte d’incarner la libération des mœurs, un esprit soixante-huitard et un certain génie.
Pour ces présumés coupables, accusés d’inceste, de pédophilie, de viol ou de harcèlement sexuel, on dénonce un chantage, d’odieuses calomnies venant de personnes désaxées en mal d’argent et de notoriété. Pourtant, il en faut du courage pour oser dénoncer à visage découvert un parent, un ami, un proche, un homme puissant et prendre le risque de se mettre à dos les nombreux soutiens de ces présumés coupables. Quelle saveur peut donc avoir l’argent quand on est accusé de mensonges et de calomnie? Quelle est donc cette notoriété qui mérite d’être construite sur des accusations mensongères?
C'est à croire que la victimisation est devenue la nouvelle starification. Hier encore, on devenait star en entrant dans un loft sous vidéosurveillance et aujourd’hui, il suffirait de faire son coming out victimaire? Allons donc.
Au Maroc, beaucoup d’entre nous se reconnaissent dans les courageux témoignages de ces victimes qui n’ont plus rien à perdre. Pourtant, nous ne sommes pas prêts pour autant à sauter le pas des révélations et à dénoncer nos bourreaux… Cet oncle aux mains baladeuses, ce père en qui on avait toute confiance, ce grand-père à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, cet ami de papa qu’il nous faut appeler «3ammi» par respect, cet imam loin de tout soupçon, ce professeur si respecté, ce patron tout puissant… Sans oublier les femmes qui, on oublie un peu trop souvent de le dire, sont elles aussi des agresseurs potentiels.
Mais encore aujourd’hui, à moins d’être pris en flagrant délit, ces bourreaux dorment sur leurs deux oreilles, bien conscients que la hshouma est la meilleure des muselières pour les victimes, et confortés par un appareil judiciaire qui tend bien souvent à incriminer ces mêmes victimes… A moins que celles-ci ne meurent. Et c’est bien là le drame, on ne reconnait son statut de victime incontestée à une personne qu’une fois que celle-ci n’est plus de ce monde. Faut-il en arriver là?
La prise de parole et la dénonciation de ce type de crimes sont les étapes cruciales d’un travail nécessaire, salvateur pour panser nos blessures physiques et psychologiques. Il ne peut se faire sans une confiance totale en la justice de notre pays, en son impartialité, en sa détermination implacable à punir les coupables, aussi puissants soient-ils. Sans cela, nous continuerons d’endosser d’horribles secrets qui ne peuvent que gangréner nos relations familiales et sociales, et dans certains cas aussi, reproduire l’indicible.
Mais outre ce reformatage de l’appareil judiciaire et des textes de lois, il nous faut nous affranchir de ce tabou qu’est la hshouma, et auquel on associe à tort des valeurs de respect et de dignité. Se taire et se cacher pour préserver les autres, pour ne pas choquer, pour ne pas attirer la critique, pour ne pas heurter le regard désapprobateur de la communauté, pour préserver l’unité familiale, est aujourd’hui encore la pire des violences que l’on s’inflige et que l’on inflige à nos enfants.
Le temps n’est-il pas venu à notre tour de revoir notre définition de la vie en collectivité, quitte à y perdre certaines valeurs marocaines qui nous sont chères? Car le vivre-ensemble auquel nous sommes tant attachés ne peut avoir aucun sens sans le respect et la protection de l’individu.