« - Que propose votre carte du jour?- Comment préférez-vous mourir cher monsieur?- Plutôt lentement je dirais, et sans trop souffrir si possible…-Ah ça je ne saurais vous le garantir cher monsieur mais une chose est sûre, vous ne vous rendrez compte de rien. Je vous propose donc en entrée cette salade mixte sur lit de pesticides avec sa farandole de jeunes pousses tous droits sorties du jardin.- Bio les légumes?- … Euh oui je crois bien. On les achète chez le petit producteur du coin. C’est beldi, donc c’est bio, non?!- Comment est le saumon?- Délicieux monsieur. Un saumon d’élevage coloré avec pastilles pour une teinte orangée artificielle de toute beauté. On jurerait un saumon sauvage nourri au krill et aux crevettes!- Je prendrai plutôt un steak s’il vous plaît. Bien saignant.- C’est noté. Côté hublot votre steak?- Comment est la vue?- Vue imprenable sur l’estomac de la bête- Mmmh j’en salive déjà.- un peu de riz toxique en accompagnement?- Et comment!- Pour le dessert, je vous propose ce savoureux gâteau au chocolat à l’huile de palme et sa fine poussière de sucre blanc.- Parfait. Avec un thé à la menthe s’il vous plaît. Toxique, bien sûr, la menthe?- Cela va de soi. Sans oublier le thé de Chine… Un concentré de saveurs chimiques hautement nocives. Un petit apéro pour commencer?- Oui, bonne idée, un petit vin blanc aux sulfates et vous me mettrez quelques fausses zouitnates noires au gluconate ferreux avec ça.- Entendu monsieur.»…..« - L’addition s’il vous plait!
- Et voici monsieur. Il vous en coûtera 10 ans de vie
- Ah ouais quand même… Tenez et gardez la monnaie.»
Aujourd’hui, on fait ses courses comme on passe son bac. On se munit de sa liste de produits/matières à acheter et surtout, surtout, on n’oublie pas de bien potasser, histoire de se mettre à la page, de savoir quels sont les nouveaux ennemis alimentaires ou cosmétiques que les industriels ont nouvellement introduits pour mieux nous empoisonner à petit feu.
On enfourche son caddie et on chausse ses lunettes de vue, c’est parti pour une séance de courses/lecture d’étiquettes. Et une fois terminée notre chasse au poison, on sort du supermarché épuisés mais réconfortés à l’idée de se dire qu’on vient de prolonger notre espérance de vie, et celle de notre famille.
Au Maroc, nous avons mis un certain temps à nous sentir concernés par cette vague verte, écolo, consciente, qui a submergé la planète. Sur Internet, on avait beau lire la presse française et tomber de plus en plus souvent sur des études, des enquêtes menées par des associations de consommateurs qui traquent les poisons dans chaque aliment, chaque produit, on se disait alors, les pauvres… Chez nous, on est préservé de tout ça.
Puis vint le temps du bio. Nous autres Marocains, on a bien rigolé. Ces pauvres occidentaux bobo prêts à débourser des fortunes pour un café produit dans une forêt latino par une tribu d’indigènes ou un riz cultivé par une communauté de moines bouddhistes.
Nous, on n’a pas besoin de bio! On mange beldi. Et le beldi, c’est forcément bio!
Et puis, admettons-le. Nous autres Marocains faisons preuve d’un certain laxisme quant il s’agit de nourriture. On n’est pas plus dérangés que ça à l’idée d’acheter un bocadillo à 10 dirhams, concocté par des mains nues qui rendent la monnaie et tartinent sans transition, dans une échoppe à l’hygiène douteuse.
On achète aussi sans trop réfléchir ce jus d’orange pressé à même le bitume vendu dans des bouteilles d’eau minérale usagées. Et que dire du sacro saint sfenj qu’on s’enfile debout, chaque matin, sur un bout de trottoir au milieu des pots d’échappements et des chats errants.
Après tout, si notre gastronomie est reconnue à l’échelle mondiale… C’est qu’il y a une raison! Et puis les microbes, nous on sait y résister. Y a pas à dire, on est des costauds.
Pour justifier notre moroccan lifestyle, on se raconte l’histoire de ce gars qui part en Norvège et qui, nostalgique de son pays, décide de se préparer un petit tajine. Mais venu le moment de le déguster avec son pote, marocain lui aussi, il se rend compte que ça n’a pas le même goût que chez lui. «Tu as lavé les légumes?» lui demande son ami. «Oui pourquoi?…» répond-il dubitatif. «Ah c’est pour ça!»
Puis, on a commencé à se dire qu’on n’était peut-être pas à l’abri, nous non plus… Il a fallu se rendre à l’évidence. Non, il n’y a pas de nous et les autres. On est en fait dans le même bateau qui part à la dérive.
Ici comme ailleurs, les plaisirs de la table se perdent. A chaque bouchée qu’on ingère, d’effroyables doutes s’emparent de nous. C’est bien lavé? C’est toxique? C’est bio? Avec ou sans gluten? Avec ou sans sulfates?
Certains voient dans ces questionnements des préoccupations de riches. Il faut être financièrement à l’aise et avoir franchement peu de soucis à se faire dans la vie pour décider de chipoter et de faire la fine bouche. Quand on a faim, on ne se pose pas à la question. Du pain c’est du pain. Point final.
C’est donc un scénario glaçant qui se profile. D’un côté, les couches aisées et instruites de la population qui ont les moyens de se payer un paquet de quinoa bio à 100 dirhams le demi-kilo.
De l’autre, les gens «d’en bas», pour lesquels la survie se joue ailleurs que dans l’assiette et qu’on empoisonne, lentement mais sûrement.
Vous soyez le topo? Tout cela prend étrangement la tournure annoncée par ces romans de fiction, taxés naguère de complotistes, qui nous mettaient en garde contre les stratégies secrètes mises en œuvre pour lutter contre la surpopulation de la terre.
Alors que faire? Vivre pour manger ou manger pour mourir? En attendant d’y répondre, on reprendra bien un petit xanax, histoire de calmer nos angoisses.