Dans un petit café casablancais, un groupe de copines discute depuis plusieurs heures, entre rires, interjections et chuchotements conspirateurs. L’objet de la discussion? Leurs relations amoureuses et sexuelles avec leurs dernières conquêtes. Autrement dit, de Paris, à New York, en passant par Barcelone, Berlin et Casablanca… Une conversation banale entre filles. Les mots employés sont crus, et les rires coquins se transforment en rires gras lorsque la salle autour d’elles se vide.
De leur conversation, des bribes de phrases fusent. «Je lui ai fait…», «puis il m’a demandé de…», «mais j’ai refusé de faire comme ça…», «parce qu’il vaut mieux faire comme ça…», «mon truc pour rester vierge…».
Beaucoup pourraient être choqués par ce type de conversations, taxant ces filles de prostituées, ou préférant penser que les filles décrites ici ne représentent qu’une minorité. On les entend déjà, les: «cessez de généraliser, nous ne sommes pas toutes comme ça!», «cessez de donner une mauvaise image de la femme marocaine!», « parlez pour vous chère madame!»…
Toutefois, que l’on se rassure, pas besoin d’être une professionnelle du sexe pour en savoir autant sur le sexe.
Toute fille ayant grandi au Maroc a forcément déjà pris part à ce type de conversations ou, du moins, y a déjà été exposée. On apprend ainsi très tôt, dans ces rencontres entre nanas, que pour devenir femme au Maroc, il faut savoir ruser, duper son monde, sa famille et les hommes.
Ca commence à l’école ou au collège, quand on cache sa minijupe dans son sac pour se changer dans les toilettes d’un café. Quand à la sortie des classes, on ouvre, frondeuse, son tablier de collégienne sur un petit top noué au dessus du nombril. Femmes de mauvaise vie, nous les Marocaines? Non. Disons plutôt, femmes pleines de ressources, tentant de survivre dans une société qui exige tout et son contraire.
Notre quotidien de filles se profile alors dès notre plus jeune âge comme un parcours du combattant, une aventure parsemée d’embûches, de problématiques à résoudre, de situations périlleuses dont dépend parfois notre vie. Parce que oui, très tôt, les filles marocaines ont conscience des terribles enjeux liés à leur sexe et à la sexualité. Dernièrement, une petite fille à Taroudant en a fait l’expérience. Parce qu’elle se touchait trop les parties génitales, ses parents les lui ont brûlées, pour qu’elle ne recommence plus…
Si les garçons ont cette latitude de pouvoir ouvertement siffler la fille qui attise leur désir, les filles, elles, (non qu’elles n’aient pas envie de se retourner sur une jolie paire de fesses), doivent démontrer tout l’inverse, du moins en apparence, jusqu’à décider de se voiler.
Il n’en demeure pas moins qu’entre filles, on se conseille, on se refile des bons tuyaux pour pouvoir vivre un tant soit peu le désir qui s’éveille, les jeux de séduction avec les garçons et expérimenter une sexualité qui ne risquera pas de nous compromettre le jour venu de notre mariage.
Car déjà, à l’âge de nos premiers émois sentimentaux et physiques, on s’expose à un problème insoluble auquel on tente pourtant de trouver une solution qui convienne à tout le monde, sauf à nous-mêmes le plus souvent: «comment faire pour satisfaire les besoins de ce garçon qu’on aime, pour qu’il n'aille pas voir ailleurs comme il menace de le faire, et sans pour autant y perdre notre virginité?».
On apprend donc ce qu’on peut faire, jusqu’où on peut aller pour être suffisamment expérimentée et retenir ainsi ce garçon qui nous promet pourtant, la bouche en cœur, qu’il nous épouserait même si on n’était plus vierge. La virginité étant uniquement liée à l’état de notre hymen. Pour le reste, ça ne se voit pas, donc ça ne compte pas. Sous le coup du désir et de l’excitation, beaucoup en oublient leurs convictions… Mais après avoir repris leurs esprits, ils laissent leurs promesses sur le carreau, et la fille avec.
Diabolisée, élevée au rang de tabou suprême, la sexualité est d’emblée conçue comme un acte violent, brutal, animal, associé au mensonge si elle n’est pas vécue dans le cadre du mariage. Bon nombre de femmes vierges, une fois mariées, découvrent horrifiées, alors qu’elles pensaient s’ouvrir comme une fleur épanouie pour leur mari, qu’elles souffrent de vaginisme. A ce point terrifiées par cette sexualité diabolisée tout au long de leur vie, qu’elles en subissent un blocage psychologique, et que leur corps devient alors une forteresse impénétrable. Et du côté de beaucoup d’hommes, biberonnés aux films X en guise d’éducation sexuelle, la tendresse, la psychologie et la compréhension ne sont pas toujours au rendez-vous dans ces moments-là.
Que penser alors de ce récent sondage selon lequel 88% des Marocains seraient contre les relations sexuelles hors mariage, les plus virulents étant les jeunes de 18 à 24 ans ?
Certains se disent choqués par les résultats de ce sondage, arguant que décidément on avance à reculons. A ceux-là, on rétorque de se taire et de cesser de répandre des idéaux occidentaux qui ne nous correspondent pas à nous, les musulmans. Car c’est bien connu, nous les musulmans savons parfaitement réprimer les envies primaires inhérentes à notre condition humaine pour mieux nous élever spirituellement… Tout le reste n’est que perversion occidentale et impiété.
Mais à vrai dire, quel autre résultat que celui de ce sondage s’attendait-on à lire quand les cours d’éducation sexuelle à l’école font eux-mêmes débat? Quand la loi sanctionne d’un an d’emprisonnement les relations sexuelles hors mariage? Quand la longueur d’une jupe, ou un baiser échangé dans le rue peut être considéré comme un attentat à la pudeur et nous envoyer jusqu’à deux ans à l’ombre? Et surtout, quand le fait même d’être questionné sur ce sujet, de surcroît au téléphone, éveille en nous la crainte d’être jugé et dénoncé?
S’attendait-on à un acte de courage suprême des Marocains, prêts à en découdre avec les lois, les tabous, les croyances religieuses, la peur du bâton?
Alors, en attendant le changement, qui arrivera peut-être un jour, on ne sait trop quand, ni comment, ni par quel miracle, on copule dans le mensonge et le secret. Et on s’habitue doucement, mais sûrement, au goût aigre-doux de l’interdit.